C'est un bien joli, un bien méchant, un bien pervers message qui pleine page s'affiche ces jours-ci dans plusieurs quotidiens nationaux français. Sous l'intitulé «lettre ouverte», il est signé de MM. Manfred Bodner et Norbert Teufelberger, deux codirigeants de «bwin Interactive Entertainment AG». Il s'agit ici d'une société créée en 1997 et, depuis mars 2000, cotée à la Bourse de Vienne. «Nous sommes à la tête d'une des premières entreprises mondiales de paris et jeux sur Internet, employant près de 1000 personnes en Europe» soulignent les deux signataires. Ils ajoutent qu'ils étaient venus, il y a quelques jours, en France pour officialiser un accord de partenariat avec l'AS Monaco, le club de football de la Principauté ; une visite intéressée qui a fort mal tourné. MM. Bodner et Teufelberger expliquent s'adresser par voie de presse écrite «aux quelques millions de téléspectateurs français qui ont assisté en direct à (leur) arrestation vendredi 15 septembre sur le stade de la Turbie.» Et d'apporter, séance tenante, une série d'informations.Affaire d'argent, de paris, de jeux de bonneteau sur la Toile ? Activités aux frontières de la loi et des entreprises criminelles et mafieuses. On voit mal a priori en quoi la pathologie, la médecine pourraient directement être concernées. Il faut, pour comprendre, poursuivre avec le message de bwin (nous reproduisons ici le curieux «italique gras» utilisé par cette firme dans sa lettre ouverte) largement diffusé sur papier dans l'espace national francophone. La proclamation de foi ne manque pas de sel. «Nous soutenons financièrement plusieurs disciplines sportives, souligne-t-elle. Nous accompagnons des clubs de football amateurs et de grands clubs européens comme le Milan AC, le FC Barcelone, le Werner Brême, les Girondins de Bordeaux, l'AJ Auxerre, l'AS Saint-Etienne ou l'AS Monaco. Nous sommes les partenaires de plusieurs ligues dont la bwinLiga (Ligue de football portugaise) mais aussi de fédérations comme la FIBA (Fédération internationale de basket-ball) ou encore la IHF (Fédération internationale de hockey sur glace). Au titre de ces actions de sponsoring, bwin a dépensé cette année plus de 50 millions en Europe.»Pour le dire autrement mais très fidèlement cette entreprise se nourrit du spectacle sportif, de la soif du gain pimentée de hasard statistique et de connaissance du jeu. Et cette même entreprise reverse une fraction de ses bénéfices pour que le spectacle continue de plus belle. Faudrait-il vraiment s'en émouvoir et le cas échéant attaquer ? Attention. Nous avons ici affaire à tout sauf à des naïfs. «La protection des mineurs et la lutte contre la dépendance au jeu sont nos priorités et les axes majeurs de notre code de responsabilité sociale, font valoir MM. Bodner et Teufelberger. Ainsi sur la dépendance, nous coopérons avec l'une des autorités scientifiques les plus reconnues au monde, la Harvard Medical School, et nous développons et appliquons des outils et des méthodes de prévention.» La belle affaire, vraiment, que de voir le marchand de l'opium illusionniste payer de sa personne pour ne pas vendre trop. Mieux encore : «Nous appelons à l'élaboration et à la mise en uvre en Europe des règles éthiques et professionnelles d'accompagnement du phénomène majeur que constitue le développement d'Internet dans le monde entier.» En d'autres termes : organisons ensemble les systèmes et les marchés qui permettront de démultiplier à l'infini les profits déjà colossaux dégagés par l'industrie du jeu de hasard.Mais voilà, la vertueuse France résiste et, spectacle aidant, montre sur ses écrans télévisuels l'arrestation en direct de MM. Bodner et Teufelberger au stade de la Turbie. «Nous avons la conviction que les obstructions auxquelles nous sommes confrontés en France ne résisteront pas aux principes communs de l'Union, prophétisent les deux victimes. Nous attendons avec sérénité et confiance les décisions des autorités européennes et celles de la justice française.» L'affaire ne devrait guère traîner. On apprend ainsi, depuis Bruxelles et le siège de la Commission européenne que cette dernière devrait épingler dès le 18 octobre les autorités françaises qu'elle soupçonne «d'entraver la libre concurrence dans le secteur des jeux de hasard». C'est que, hasard ou pas, la concurrence est reine qui conduira à l'ouverture d'une procédure d'infraction contre la France par les services européens du Marché intérieur.Aucune morale ici, aucune vertu. L'arrestation des dirigeants de «bwin Interactive Entertainment AG» ne correspond à aucune règle morale, à aucune entreprise de lutte contre la dépendance aux jeux de hasard, nouvelle pathologie émergente. Plus prosaïquement cette arrestation et la mise en examen qui s'en est suivie résultent du fait que l'activité de ces deux hommes contrevient aux monopoles sur les loteries et les paris, détenus en France respectivement par la Française des jeux (FDJ) et le Pari mutuel urbain (PMU). Interrogé par l'Agence France-Presse, le porte-parole européen au Marché intérieur a expliqué que la Commission avait «des doutes quant à la compatibilité des pratiques françaises en matière de paris avec le droit communautaire.»Bruxelles estime en substance que les privilèges accordés par l'Etat aux monopoles français constituent une discrimination vis-à-vis des opérateurs privés qui souhaitent pénétrer sur ce marché. Il existe aussi, dans ce peu ragoûtant paysage, une «Association européenne des paris» qui a d'ores et déjà demandé au commissaire au Marché intérieur Charlie McCreevy d'«agir d'urgence contre les autorités françaises». Tant que la Commission n'aura pas démontré que la France violait les règles européennes en matière de libre établissement et de libre prestation des services, elle ne peut intervenir formellement sur les éventuelles sanctions pénales imposées par Paris.Nul ne sait, en France, ce que font la FDJ et le PMU pour lutter contre la dépendance. Il est en revanche établi, pour parler d'une autre dépendance, que l'Etat français se livre à une subtile gestion des mesures visant à restreindre la consommation de tabac. Ainsi, pendant que cette dernière recule (- 3,5 % en 2002 sur le volume des ventes des cigarettes), le chiffre d'affaires et les recettes fiscales augmentent (+ 4,5% en 2002). Les taxes sur le tabac, qui représentent plus des deux tiers du prix payé par le consommateur, rapportent annuellement plus de 10 milliards d'euros au dealer étatique français.