Introduire un système de prescription informatisée (SPI) diminue les erreurs de prescription en formalisant la rédaction des ordres et en fournissant des alarmes qui signalent effets secondaires potentiels, interactions médicamenteuses et surdosages. La qualité du SPI n'assure pas son succès. Son déploiement doit être précédé d'un bilan des moyens informatiques disponibles et d'une mise à niveau adéquate, de la formation des utilisateurs et de la mise sur pied d'un support toujours atteignable. Le projet doit être porté par les cadres médicaux et soignants. C'est un effort commun qui aboutit au succès et à l'acceptabilité du SPI, qui permet d'améliorer sécurité des patients, formation des professionnels, qualité et efficience des soins. Il est le support idéal à la mise en place de protocoles de prise en charge ou d'itinéraires cliniques.
L'amélioration de la qualité des soins et de la sécurité des patients dans un contexte de maîtrise des coûts est une des priorités de notre hôpital. Cet effort s'est organisé sur plusieurs axes dont le développement institutionnel d'un module de prescription médicale informatisée (PresCo pour Prescription Connectée) dans le dossier patient intégré (DPI) électronique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Ce projet a été soutenu car les technologies de l'information sont reconnues pour être efficaces pour améliorer la sécurité de la prescription, notamment celles concernant le dosage, la fréquence et les voies d'administration des médicaments.1-8 Dans ce contexte et parallèlement au déploiement de la prescription informatisée au Département de gériatrie et réhabilitation des HUG, deux unités du Département de médecine interne ont été sélectionnées pour tester la PresCo et contribuer à développer les fonctionnalités nécessaires aux soins aigus adultes. Cet article retrace la progression de la réflexion et la succession des actions entreprises menant des phases pilotes au déploiement généralisé réussi qui a eu lieu au printemps 2006 (figure 1).
Durant cette période, des rencontres fréquentes entre les cliniciens et le service d'informatique médicale ont permis de formaliser et planifier les problèmes liés à l'infrastructure matérielle, comme le réseau, les ordinateurs portables, et les améliorations fonctionnelles et techniques de la PresCo. A noter que ceci incluait la nécessité d'avoir un système répondant à des contraintes d'utilisation critique, notamment en matière de pannes et de performance. Les cliniciens ont eu l'opportunité de s'exprimer à propos de la facilité d'accès au programme, de la présentation des fiches de prescription, des difficultés et problèmes techniques rencontrés, de leurs attentes à propos des alarmes disponibles et des fonctions à ajouter, comme par exemple la possibilité de générer l'ordonnance de sortie et la carte de traitement pour le patient à partir de la liste de médicaments figurant dans le système de prescription à la fin du séjour hospitalier. Il est reconnu que ces échanges avec les concepteurs du programme contribuent à rendre le système de prescription plus convivial pour les utilisateurs, mieux adapté à leurs besoins et à leur organisation du travail.2,9 Les deux unités pilote étaient ainsi un véritable laboratoire d'expérimentation. Ceci ne s'est pas toujours déroulé sans difficulté, mais, le temps passant, les représentants des différents services ont peu à peu compris la logique de travail de leurs partenaires et mieux saisi leurs difficultés et impératifs respectifs.
Cette première période s'est déroulée dans une atmosphère de travail cordiale et l'enthousiasme n'a jamais disparu malgré les difficultés. Toutefois, à cette étape, le système de prescription était clairement considéré comme un projet du service d'informatique médicale, testé dans deux unités de soins, posant clairement la question du passage de leadership de ce projet aux cadres du service de médecine interne lui-même.
Dès lors, en été 2005, la décision a dû être prise de stopper le pilote ou de généraliser son déploiement à l'échelle de tout le service, qui comporte treize unités de soins. Face à ce choix, deux opinions divergentes émergeaient :
* les infirmier(ère)s qui occupaient de manière permanente le même poste de travail et qui utilisaient le système au quotidien étaient favorables à la généralisation de son l'utilisation ;
* les médecins internes qui en faisaient usage de manière sporadique, au gré de leur parcours de formation, penchaient pour l'avis contraire. En effet, la durée moyenne de rotation d'un interne dans chacune de ces unités était de moins de deux mois.
Cette disparité d'appréciation étant, en partie au moins, le reflet de l'expérience accumulée par les deux groupes de professionnels, il devenait nécessaire de faire le point de la situation.
Cette phase a été une étape capitale car elle a donné l'occasion à tous les utilisateurs, puis aux responsables du service, de faire part de leur opinion à propos de l'outil proposé, de son déploiement éventuel et des conséquences envisagées (tableau 1). Elle s'est basée sur deux éléments : le bilan des moyens matériels et un questionnaire à l'intention des utilisateurs.
Au cours de ce travail, médecins et infirmier(ère)s de toutes les unités de soins du service ont dû s'imaginer travaillant hiver comme été, de jour et de nuit, dans leurs locaux habituels avec la PresCo en plus. L'analyse comprenait les opinions à propos du matériel jugé nécessaire pour un travail efficace. Ainsi, il a été possible de préciser le nombre et les caractéristiques des ordinateurs, des imprimantes, mais aussi les aménagements des locaux indispensables. Sur plusieurs points et de manière non concertée, médecins et infirmier(ère)s ont exprimé des souhaits similaires et complémentaires. Par exemple, les deux groupes professionnels ont souhaité disposer d'un ordinateur portable par unité, «utilisable pour la visite médicale et partageable durant le reste de la journée».
Grâce à ce bilan, les besoins matériels ont été définis et les coûts quantifiés. Simultanément, les utilisateurs, ravis de pouvoir donner leur point de vue à propos du système testé, se sont sentis plus concrètement impliqués dans la démarche, ce qui constituait un début d'appropriation important de la PresCo.
Les médecins et le personnel soignant (soit 43 collaborateurs) qui avaient eu l'occasion d'utiliser la PresCo durant l'année précédant la phase de réflexion ont été sollicités pour répondre à un questionnaire qui leur demandait leur avis à propos de six points.
1. Appréciation générale de la PresCo (figure 2)
L'analyse du questionnaire confirmait que l'opinion des équipes infirmières était plus favorable (72,2%) que celle des médecins (52,0%). Toutefois, 60,4% des utilisateurs (médecins et infirmier(ère)s confondus) attribuaient à la PresCo des qualités telles que la simplicité d'usage, la rapidité et l'aspect ludique. Pour la majorité, prescrire avec le système informatique proposé équivalait à prescrire sur papier. Ainsi, l'outil développé dans l'institution correspondait à la logique et à la pratique des utilisateurs. Cette notion est perceptible dans la littérature : les programmes de prescription développés par une institution pour elle-même semblent mieux convenir aux équipes, médecins et soignants.
2. Appréciation de la formation reçue
L'ensemble des médecins et du personnel soignant (81,3%) appréciait la formation reçue. Les uns et les autres soulignaient l'importance de former à ce nouvel outil tous les utilisateurs, y compris le personnel temporaire.
3. Evolution du temps de travail du personnel (figure 2)
Dans cette évaluation préliminaire, l'utilisation du système de prescription informatisée, malgré les avantages cités plus haut, allongeait le temps de travail des médecins de 30 à 45 minutes par jour. Cette notion se retrouve dans la littérature.10 Etaient incriminés, entre autres, l'accès au programme et les performances du matériel informatique lui-même. Il faut toutefois tenir compte du fait que la durée brève des rotations des internes dans les unités pilote leur permettaient tout juste d'acquérir une familiarité avec l'outil. On ne pouvait donc exclure que ce surcroît de temps ne soit, en partie, que la conséquence de la courbe d'apprentissage.
4. Modification de la planification et de l'organisation du travail (figure 2)
Le vieillissement du matériel informatique de la phase pilote (en puissance mais également par exemple la perte d'autonomie des batteries des postes mobiles) a conforté les soignants dans leur tendance à faire la visite médicale dans un bureau, à distance du patient, mais à proximité d'un ordinateur fixe. Tous s'accordaient à dire qu'une bonne part de leur attention était rivée au souci de pouvoir prescrire et que leur travail était perturbé par des problèmes informatiques. Le personnel infirmier quant à lui se plaignait d'ordres médicaux donnés «en flux continu», durant toute la journée, le plus souvent sans être prévenu par les médecins. Le travail des équipes de soins s'était peu à peu centré sur la facilitation de l'usage du DPI et de la PresCo. De plus, la prescription médicale qui permet la prescription «à distance» depuis le bureau des médecins diminuait la transmission d'informations verbales entre médecins et personnel infirmier. Les pratiques se modifiaient, pas nécessairement dans une direction souhaitable.
5. Appréciation du support apporté par le Service informatique en cas de panne
La nécessité d'un système de support performant, rapide, 24 heures sur 24, était l'évidence pour tous. L'absence d'un tel service aurait été une entrave au déploiement de la prescription informatisée.
6. Avis à propos de l'extension potentielle de la PresCo
Malgré les nombreuses observations et conditions dont les utilisateurs avaient fait part, leur réponse était favorable parmi le personnel infirmier, et partagée parmi les médecins, avec une faible majorité en faveur de l'élargissement du programme à l'ensemble du service. Sur la base de ces informations et après discussion au niveau du Service et du Département de médecine interne, les responsables du Service informatique et des services cliniques impliqués dans le processus ont fixé les mesures à mettre sur pied en vue du déploiement de la PresCo.
Un groupe d'utilisateurs a été constitué. Il était composé par les chefs des services concernés (le médecin-chef du Service de médecine interne générale, le médecin-chef du Service d'informatique médicale, l'infirmier coordinateur du Département de médecine) et des représentants de leurs collaborateurs (médecin, infirmier, collaborateur du Service d'informatique) impliqués au quotidien sur le terrain. C'est à l'intérieur de ce groupe que les conditions nécessaires au déploiement de la PresCo ont été discutées et définies. Les problèmes, même triviaux, rencontrés par les utilisateurs y ont été abordés et résolus. En participant activement à ce groupe, le médecin-chef du service utilisateur et la médecin-cadre chargée de la direction de ce projet ont manifesté clairement que le déploiement de la PresCo était un projet du service (leadership).
C'est sous le contrôle de ce groupe que le matériel informatique et les aménagements nécessaires au projet ont été installés et testés avant le déploiement du système. La formation nécessaire à l'utilisation de la PresCo a été donnée à tous les médecins et infirmier(ère)s, y compris les cadres. Ainsi, tous les collaborateurs ont réalisé que l'ensemble de leur service était impliqué dans le processus et ils ont pu échanger facilement à propos des difficultés rencontrées. Médecins et infirmier(ère)s ont pu être formés en quelques heures. Cependant, un support substantiel (parfois décrit comme un simple conseil informel) est nécessaire pour les équipes de soins, 24 h sur 24, jusqu'à quinze jours après l'implémentation.4,11 Le déploiement a donc été progressif, par groupe de deux unités de soins par semaine, afin de permettre la mise à disposition d'un tel soutien. La planification du déploiement progressif de l'outil informatique a été élaborée de façon précise et transparente à l'ensemble des acteurs, toujours en accord avec les services médical, infirmier et informatique. Les utilisateurs ont été tenus régulièrement informés du déroulement du déploiement, de ses modalités et de l'aide qui leur serait apportée lors de la transition de la prescription papier vers la prescription informatisée. Le renforcement du support informatique a été prévu pour répondre en tout temps, de manière précise et rapide, aux questions et problèmes des utilisateurs. Cette mesure a singulièrement favorisé la mise en route du système, car les utilisateurs se sont rendus compte qu'ils avaient à leur côté des professionnels prêts à les aider. Grâce à toutes ces précautions, le déploiement s'est fait sans heurt et le système de PresCo est actuellement utilisé avec satisfaction par les médecins et les soignants dans toutes les unités du service.
La rédaction d'ordres informatisés structurés (dose, fréquence, voie d'administration), pour lesquels des alarmes signalent les problèmes d'allergie et d'interactions médicamenteuses 3,12,13 nécessite la mise à jour périodique de la base de données des médicaments. De plus, il faut assurer la maintenance du matériel informatique et la formation de tous les nouveaux collaborateurs, y compris le personnel intérimaire. Des systèmes tels que la PresCo ouvrent des perspectives uniques pour les structures de soins. Ils permettent de créer et de mettre à disposition des médecins des fiches de prescription, des systèmes d'alerte et/ou des recommandations qui peuvent aboutir à un changement des pratiques comme celui de l'usage des antagonistes des récepteurs H2, de l'ondasétron, de la prophylaxie antithrombotique 2 ou de la médication chez des patients insuffisants rénaux,14 ceci dans un cadre cohérent, intégré et interopérable avec l'ensemble du dossier patient informatisé. A cet égard, et comparé à d'autres systèmes, il faut souligner l'importance d'une plateforme globale de prescription, permettant de donner tous les types d'ordres, médicaments, radiologie, laboratoire, surveillance, alimentation, etc. C'est là sans aucun doute un des facteurs importants de succès. La feuille d'ordre unique permet d'éviter tous les problèmes souvent rencontrés dans les systèmes qui n'implémentent qu'une partie des ordres et qui impliquent, dès lors, deux feuilles d'ordres distinctes, l'une papier et l'autre informatique.
Les possibilités d'intervention sont multiples et seront développées en fonction des priorités choisies : introduction d'une nouvelle procédure, modifications des pratiques, formation des médecins, contrôle de l'usage des médicaments, contrôle des coûts, protocoles de recherche.
Toutefois, l'enthousiasme pour cette technologie ne doit pas occulter les problèmes, voire les erreurs qui peuvent être provoqués par ces nouveaux outils.15,16 En particulier, le rappel fréquent des règles de base pour éviter une mauvaise utilisation de l'outil est indispensable. La prescription doit être restreinte à la visite médicale du matin et à la contre-visite du soir, permettant ainsi une discussion entre médecin et infirmier(ère)s des ordres donnés. Seuls les ordres urgents sont inscrits en dehors de ces plages et doivent faire l'objet d'une communication verbale entre le prescripteur et l'équipe infirmière. Des programmes d'évaluation sont aussi à prévoir lors de l'introduction d'un système de prescription informatisé.17,18 On constate qu'un tel système peut également révéler ou accentuer des dysfonctionnements non perçus ou occultés jusque-là si l'on n'y prend pas garde. Le système de prescription est un révélateur qui peut conduire à la remise en question de la pratique quotidienne et doit générer une démarche d'amélioration de la qualité des soins. Ainsi, dans le Service de médecine interne générale, l'organisation des unités et plus particulièrement le déroulement de la visite médicale ont été repensés et réorganisés notamment en raison de l'introduction de la PresCo.
L'introduction de la prescription informatisée n'équivaut pas à échanger papier-crayon contre ordinateur-imprimante. C'est joindre au trio patient-médecin-soignant un partenaire nouveau, le médecin informaticien, créer un nouveau cadre de travail et se donner de nouvelles possibilités pour améliorer la qualité des soins, la sécurité des patients et la formation des professionnels. Au-delà des défis technologiques, l'introduction des technologies de l'information entraîne une révision des processus et une formalisation des rôles de chacun.