Ils sont 114, tous lauréats médecins et scientifiques du prix Nobel qui viennent de lancer un vibrant appel en faveur des cinq infirmières bulgares et du médecin palestinien, accusés d'avoir «sciemment» inoculé le virus du sida à des enfants libyens et dont le procès a repris le 31 octobre à Tripoli. Les signataires de cet appel réclament notamment une expertise internationale et le respect des droits de la défense. «Des preuves scientifiques indiscutables sont indispensables pour établir la cause de cette infection. Or, aucune preuve indépendante scientifique émanant d'experts internationaux n'a pu être utilisée devant la Cour» soulignent-ils dans les colonnes datées du 3 novembre de la revue Nature.Rappelons ici que les infirmières bulgares et le médecin palestinien, incarcérés en Libye depuis 1999, sont accusés d'avoir inoculé le virus du sida à 426 enfants libyens (dont 51 sont décédés) à l'hôpital de Benghazi. Les accusés ont été condamnés à mort en mai 2004, mais la Cour suprême libyenne a ordonné un nouveau procès qui a débuté en mai. Après de multiples atermoiements, ce procès a repris le 31 octobre, avant d'être à nouveau ajourné au 4 novembre. Le verdict est attendu pour le 19 décembre. «Ce procès constitue une nouvelle occasion pour la Libye de démontrer son engagement à respecter les valeurs et les normes reconnues par tous. Mais jusqu'à présent, la Libye n'a pas (sur ce dossier) respecté les normes de la justice internationale» observent les prix Nobel.Ils demandent notamment la possibilité pour les avocats de la défense d'appeler à la barre des témoins dans les mêmes conditions que ceux appelés par l'accusation, ainsi qu'une expertise internationale sur les causes de cette infection à l'hôpital de Benghazi. Ces derniers temps les démarches en faveur des six accusés se sont multipliées dans la communauté scientifique internationale. Outre un appel pour leur libération publié par la revue américaine Science, une expertise de Nature souligne que l'accusation ne repose sur aucun fondement scientifique.Question de fond : médecins et scientifiques peuvent-ils et à quel titre peser sur le cours de la justice ? Ces initiatives ne sont pas nouvelles. Il y a plus d'un an les professeurs Luc Montagnier et Robert Gallo, les deux découvreurs du virus du sida, exhortaient le colonel Kadhafi à laisser la vie sauve aux six accusés. Les cinq infirmières bulgares et le médecin palestinien avaient alors été condamnés à mort, le 6 mai 2005, par le tribunal libyen qui les avait déclarés coupables d'avoir propagé volontairement le virus du sida chez 426 enfants à l'hôpital de Benghazi, en 1998.Le procès avait duré quatre ans et les six condamnés à mort jugés coupables d'avoir «causé la mort de 46 enfants» et d'en avoir infecté 380 autres. Peu avant l'énoncé du verdict, lors d'une visite à Bruxelles au siège de la Commission européenne, Mouammar Kadhafi avait promis «une procédure régulière» et «un jugement équilibré». Dans un courrier adressé au colonel Kadhafi et remis, le 1er juillet 2005, à l'ambassade de Libye en France, le Pr Luc Montagnier rappelait qu'il avait été commis comme expert par la Fondation Kadhafi. Il devait alors officiellement rechercher les causes de cette dramatique affaire.«Nous avons fait une analyse aussi détaillée que possible qui concluait à une série d'infections accidentelles par une souche de virus très particulière, très infectieuse, écrivait le spécialiste français. Il y a un doute sérieux sur la responsabilité du personnel condamné. C'est pourquoi, en tant que codécouvreur du virus du sida et au nom d'une expérience de plus de vingt ans sur ce virus, je me permets de vous demander la grâce de ces condamnés, au bénéfice du doute.»Le Pr Montagnier exposait alors un bref argumentaire scientifique, au terme duquel il estime que l'hypothèse retenue par la justice libyenne (l'injection criminelle d'une souche virale volée dans un laboratoire) ne pouvait nullement être retenue.«Le plus probable, écrivait-il, est que cette dramatique contamination en chaîne soit partie d'un enfant africain infecté par sa mère à la naissance, hébergé à l'hôpital en 1997 ou avant. Cette souche a ensuite été diffusée accidentellement à d'autres enfants de l'hôpital par suite de mauvaises pratiques de stérilisation. Lorsque les médecins de l'hôpital se sont aperçus de la présence du virus du sida, ils ont rectifié ces pratiques et les transmissions ont apparemment cessé.»Le Pr Robert Gallo et une vingtaine de spécialistes de virologie et de pédiatrie américains et européens reprennent cet argumentaire dans une pétition adressée au colonel Kadhafi dont le texte vient d'être rendu public. «Nous invitons les autorités libyennes à classer l'affaire, à libérer les travailleurs qui avaient été invités dans leur pays pour aider à traiter les malades et à les renvoyer dans leur pays d'origine», écrivent-ils.Grandir ou ternir «l'image de la Libye» ? Nous saurons, le 10 décembre prochain, si médecins et scientifiques de grand renom peuvent encore peser sur le cours d'une justice ici esclave d'une dictature. Ou, pour le dire autrement, si l'esprit des Lumières peut encore avoir une chance de pleinement souffler à travers notre monde ; l'actuel et celui en devenir.