Est-ce de la jalousie ? Ou de la fascination ? Ou un mélange des deux ? Difficile de comprendre d'où vient cette attitude de mesquine agression et d'hostilité croissante que manifestent les assureurs-maladie envers les médecins.
Considérant les médecins comme des profiteurs du système ou des êtres particulièrement stupides, incapables de comprendre le «jeu imaginaire» des malades, les assureurs rejettent sur eux la responsabilité de ce qui, dans la souffrance humaine irrésolue, gêne leur approche gestionnaire. Plus leurs attaques sont grossières, haineuses, plus elles révèlent le caractère mal clarifié de leurs relations aux médecins et à la maladie.
...
Les médecins s'intéressent à la fois à la raison de la science et à la déraison de la maladie. Cette approche complexe suscite de la part des assureurs des réactions d'une hostilité de moins en moins justifiée (par des motifs de la raison économique), de plus en plus déraisonnable...
Pas impossible, en réalité, que cette attitude relève de la violence mimétique. Peut-être le fond de l'affaire est-il que les assureurs rêvent de s'emparer du métier des médecins, et de leur image, qui les intrigue et les interroge en même temps. Ce sont les médecins, pas les assureurs, que les patients admirent, eux surtout qui soignent la population, accomplissant une tâche capitale dans la société. Une tâche qu'on peut qualifier de semi-sacrée.
Nous voici au cœur du problème : comme l'a montré René Girard, depuis toujours, la tentative de se situer hors du sacré de l'autre - en prétendant le dépasser et, dans le même temps, en cherchant à se l'approprier - se trouve à l'origine d'une violence «essentielle». Les assureurs sont-ils au clair avec cela ?
...
Publiez des statistiques complètement tordues, dont ne voudrait même pas un politicien populiste en campagne. Faites-leur dire ce qui vous arrange, par exemple qu'une consultation chez un généraliste coûte deux fois plus cher à Genève qu'à Bâle. Inquiétez-vous comme d'une guigne des biais, en particulier des différences d'âge entre les populations assurées. Vous verrez qu'il en restera quelque chose. C'est ce qu'a fait le Groupe Mutuel, dans Login, son bulletin de propagande destiné aux assurés (483 000 exemplaires !). Le quelque chose qui reste, c'est que les médecins - romands en particulier - font ce qu'ils veulent, sans le moindre contrôle. Quel est le but de cette insinuation ? Probablement, comme le dit Pierre Chavier, secrétaire général de l'AMG, dans l'Hebdo, s'agit-il de stimuler le refus de la caisse unique en «divisant les populations entre les différents cantons».La mise en scène des résultats est certes glauque : le tableau publié dans Login n'a aucune signification. Mais le plus fou, c'est que le Groupe Mutuel l'a peut-être en plus complètement bidonné. Nul n'est en mesure de le savoir. Aucune instance nationale ne possède des chiffres concernant l'ensemble des assurés suisses. Grâce à leurs immenses capacités de lobbying, les assureurs ont dissuadé toute tentative sérieuse de collecte nationale des données concernant les consultations ou la santé de la population. C'est fou.
...
Quelques jours plus tôt, c'était Helsana qui envoyait un questionnaire aux médecins de différents cantons romands, leur demandant de se justifier à propos de trois critères : économies des prestations et prescriptions, disposition à collaborer dans un réseau, qualité des soins donnés. Scandalisés par le ton du questionnaire et l'approche d'emblée hostile de l'assureur, la plupart des médecins ont refusé de répondre. Helsana s'en moque : elle va établir elle-même une liste des médecins bon marché. Aucune méthode sérieuse ne permet de le faire ? Tant pis. L'objectif n'est pas de faire une liste sérieuse. Il est de diviser les médecins. Et surtout de les mater par la peur, de les assujettir par l'arbitraire.
...
Petit conseil : malgré le matraquage publicitaire, n'achetez pas le livre de Willy Oggier sur la caisse unique.1 Il s'agit d'un sous-produit inintéressant de l'église zurichoise des économistes de la santé, égrenant avec une satisfaction lourdingue les clichés des assureurs qui ont financé sa production. A chaque page, des slogans éculés. De l'économie paternalisante. Du : «vous serez heureux grâce à vos assureurs qui géreront votre santé comme votre banquier le fait pour votre portefeuille vieillesse». Aucune référence solide, les systèmes de santé des autres pays présentés sur la base d'articles de quotidiens ou de journaux sans aucune crédibilité, l'unique but étant de décrier l'Etat et de vanter le libéralisme en matière de santé.Remarquez : on rigole quand même un peu, à la lecture de ce livre. Par exemple quand on tombe en quatrième de couverture sur le panégyrique qui décrit le pedigree de l'auteur, ce nouveau génie de l'économie que notre pays a la chance de posséder. Un grand moment de modestie mal maîtrisée.
...
Willy Oggier ne s'intéresse qu'aux inconvénients d'une caisse unique. Or, ces dangers, beaucoup de patients et médecins les reconnaissent volontiers. Pas la peine d'en faire un combat. Là n'est pas la véritable question. Ce qui inquiète tout le monde, c'est l'autre cas de figure : la victoire des caisses-maladie lors de la votation. Elle signifierait le prolongement des dysfonctionnements actuels et même leur probable amplification. Car une votation gagnée par les assureurs conforterait leur pouvoir. Elle leur ouvrirait la possibilité d'aller au bout de leurs projets de surveillance-punition des patients et médecins. Bases de données non partagées, décisions unilatérales, obscurités dans la gestion : tout cela ne serait même plus contestable. Voilà, oui, ce qui trouble la plupart d'entre nous au point de vouloir voter pour la caisse unique.
...
Prenez les frais de marketing et de publicité des caisses. Oggier trouve qu'ils sont tout à fait normaux. Bon. Connaîtrait-il les chiffres, alors que même le conseiller fédéral en charge du dossier n'en n'a pas la moindre idée ? Non : il se contente d'affirmer que «la part des coûts attribuée à la publicité est relativement minime». Pas de chiffres, donc, mais une phrase qui ne veut rien dire pour essayer de régler son compte à une question dérangeante. Ce n'est pas de l'économie, c'est du dilettantisme.Savez-vous pourquoi, par ailleurs, dissoudre les assureurs actuels entraînerait un immense désordre ? Parce que «les actifs d'une caisse-maladie ne sont actuellement pas répartis selon les domaines d'assurance». Autrement dit : en dissolvant une caisse, il faudrait lui donner ce qui appartient au privé (complémentaire). Mais personne ne saurait comment faire...
L'évidence absolue est qu'il aurait fallu séparer depuis longtemps les activités privées et sociales des assureurs. Tant que cette séparation n'aura pas été faite, quel qu'en soit le prix à payer sous forme de conflits et de débats, le système ne pourra pas fonctionner de façon éthique.
...
Autre grand biais du livre de Willy Oggier : il n'aborde la question de la santé - et de la caisse unique - que sous l'angle économique. La médecine est pour lui une affaire de coûts, au mieux de qualité, mais chiffrée. Elle est un système à faire de l'argent, ou à en économiser grâce au pouvoir de la compétition.
Comment faire pour qu'ils comprennent, lui et les assureurs, que la médecine représente, bien avant cela, une force culturelle d'une immense importance pour la société, source d'éthique, de définition de l'homme, de cohésion sociale ? Faudrait-il leur donner des cours ? Ou les traîner dans nos cabinets ?