La recherche sur le cancer a été dominée, dès les années 80, par les avancées scientifiques démontrant l'origine génétique des processus tumoraux. Des milliers d'altérations génétiques ont ainsi été répertoriées, impliquant plus d'une centaine de gènes.
Depuis dix ans, ce modèle a évolué : les cancers sont aujourd'hui des maladies autant génétiques qu'épigénétiques. En altérant l'expression de gènes impliqués dans la régulation cellulaire, les modifications épigénétiques jouent un rôle fondamental dans l'initiation et la progression des tumeurs ; contrairement aux mutations génétiques, elles sont potentiellement réversibles. Des inhibiteurs épigénétiques sont ainsi évalués comme agents antitumoraux. Par ailleurs, l'étude de la méthylation de l'ADN se profile comme un marqueur biologique pouvant contribuer à la classification tumorale, au diagnostic et au pronostic en pratique clinique.
Par «épigénétique», on définit des mécanismes de régulation cellulaire qui ne sont pas codés par la séquence d'ADN, en étant néanmoins transmissibles lors de la mitose et de la méiose.1-3 En se greffant sur l'information contenue dans la séquence d'ADN, les modifications épigénétiques contribuent à moduler l'expression des gènes, c'est-à-dire définir quand, où et à quel degré, ces gènes vont être transcrits en ARN messagers avant d'être traduits en protéines.
Les modifications épigénétiques jouent un rôle physiologique prépondérant dans la différenciation cellulaire au cours de l'embryogenèse. Leur effet sur la différenciation et la multiplication cellulaire se poursuit durant toute la vie, avec notamment la mise en place de «l'empreinte génétique», qui différencie l'origine paternelle ou maternelle de régions bien définies du génome, l'inactivation du deuxième chromosome X chez la femme ou la répression de séquences répétitives dans l'ADN.4 Ces processus physiologiques et leurs altérations sont décrits dans l'article de C.R. Cederroth, J.-D. Vassalli et S. Nef «De l'épigénétique et du développement» dans ce même numéro.
Tout au long de la vie, nos cellules accumulent des altérations épigénétiques ; il n'est pas encore établi dans quelle mesure elles jouent un rôle de témoin passif de la sénescence ou si elles en sont un agent causatif.1
C'est dans le domaine de l'oncologie que la «littérature épigénétique» est la plus abondante. L'importance de dérèglements épigénétiques dans l'initiation et le développement du cancer est largement démontrée.1-3,5 Au niveau clinique, l'analyse de modifications épigénétiques pourrait à l'avenir servir d'outil pour le diagnostic précoce, la classification et le pronostic d'affections tumorales.6 Les altérations épigénétiques constituent également une cible potentielle pour de nouvelles approches thérapeutiques, dans la mesure où elles sont partiellement réversibles, contrairement aux mutations génétiques.7-9
Les principaux mécanismes épigénétiques sont de deux types dont l'effet est complémentaire : la méthylation de résidus cytosine au niveau de l'ADN, ainsi que des modifications post-traductionnelles des histones. Pour pouvoir être méthylées, les cytosines doivent obligatoirement être suivies d'une guanosine dans l'ADN ; on appelle ces paires des dinucléotides CpG. La majorité des dinucléotides CpG ont été éliminés du génome au cours de l'évolution ; ils ont, en revanche, été conservés au niveau des promoteurs d'environ 50% des gènes humains, où ils constituent des «îlots CpG», régions régulatrices contenant de nombreux dinucléotides CpG. Les îlots CpG situés dans ces promoteurs sont en général non méthylés.1
A l'inverse, dans les séquences d'ADN situées en dehors des promoteurs, que ce soit dans des exons, des introns ou les régions non codantes qui constituent la majorité de l'ADN, les CpG sont en général méthylés. Cette méthylation est catalysée par une famille d'ADN méthyltransférases (DNMT) (figure 1).
Les séquences méthylées attirent des protéines contenant un methyl-CpG binding domain (MBP) qui s'attachent à l'ADN. Les MBP, ainsi que les DNMT, vont à leur tour recruter diverses enzymes modifiant les histones.1 Les histones sont constituées d'un octamère contenant deux de chacune des sous-unités H2A, H2B, H3 et H4, autour desquelles s'enroule le filament d'ADN pour constituer la chromatine. L'extrémité N-terminale de chacune de ces sous-unités porte plusieurs modifications covalentes (phosphorylation, acétylation et méthylation). Le type et la localisation de ces modifications entraînent un changement de conformation de la chromatine qui selon les cas, facilite ou empêche l'accès de l'ADN aux protéines de la machinerie de transcription. De manière simplifiée, l'acétylation des histones est corrélée en général avec une transcription active, alors que leur déacétylation, sous l'effet des histones déacétylases (HDAC), bloque la transcription.1,3,5
Les cellules cancéreuses se distinguent de leurs homologues saines par des modifications épigénétiques de tendances opposées : un déficit de méthylation global d'une part, et des foyers d'hyperméthylation aberrante situés dans des promoteurs de gènes suppresseurs de tumeur (GST), d'autre part (figure 1B).1,2 Ces deux phénomènes coexistent dans tous les types de cancers analysés. Selon le type de tumeur maligne, l'hyperméthylation focale aberrante peut concerner l'un, l'autre, ou plusieurs GST parmi des dizaines identifiés (tableau 1).3,10
La méthylation du promoteur et du site d'initiation de la transcription entraîne une inhibition de la transcription du GST. En revanche, la méthylation de dinucléotides CpG situés dans des zones non régulatrices du gène et des exons en aval du promoteur n'a pas d'influence sur son expression.
Au niveau fonctionnel, les conséquences d'une hyperméthylation dans le promoteur sont identiques à celles d'une mutation dans le gène : un avantage de croissance conféré par l'inactivation d'un GST qui favorise une expansion clonale. L'accumulation successive d'altérations épigénétiques et de mutations génétiques dans des GST appartenant aux principales voies de régulation, notamment du contrôle du cycle cellulaire, de l'apoptose, de la réparation de l'ADN, des interactions intercellulaires et de la réponse aux facteurs de croissance, aboutit en fin de compte à la transformation en cellule tumorale.11
Les cellules cancéreuses sont habituellement caractérisées par un déficit de méthylation global de l'ordre de 25%. Contrairement à l'hyperméthylation focale de promoteurs de certains gènes, l'effet cellulaire de cette hypométhylation demeure encore mal compris.12 Dans certains cas, l'hypométhylation peut activer l'expression de proto-oncogènes, par déméthylation de séquences régulatrices de leurs promoteurs, notamment dans des régions soumises à l'empreinte parentale. Plus généralement, l'hypométhylation de séquences répétitives peut augmenter leur instabilité, en particulier dans les régions centromériques, favorisant ainsi des réarrangements chromosomiques.12
Les effets biologiques d'une hyper ou d'une hypométhylation sont intimement couplés à des modifications des histones décrites ci-dessus.1,3,5 La modification la mieux caractérisée est une perte d'acétylation qui, conjointement avec une hyperméthylation du promoteur, est corrélée avec une inactivation de la transcription et une structure compacte de la chromatine.
Une meilleure détection des tumeurs à un stade précoce est sans aucun doute un objectif important pour améliorer le pronostic des patients atteints de cancers (ce sujet a d'ailleurs fait l'objet d'un numéro entier de la Revue médicale suisse du 17 mai 2006). Le marqueur tumoral idéal devrait notamment posséder une sensibilité et une spécificité élevées pour des stades tumoraux précoces et son analyse être aisément reproductible et peu onéreuse.
L'hyperméthylation focale de divers GST et l'hypométhylation globale du génome sont toutes deux retrouvées précocement dans le processus de carcinogenèse, voire dans des lésions précancéreuses de divers tissus (poumon,13 côlon, foie, œsophage, sein,...). Or, des quantités infinitésimales d'ADN libre, relâché par les cellules tumorales, circulent dans le sang et peuvent être extraites du plasma ou du sérum. Cet ADN tumoral circulant est une source précieuse pour étudier des altérations moléculaires, aussi bien génétiques qu'épigénétiques, de manière non invasive.14
Dans une méta-analyse portant sur la détection de tumeurs par une étude de méthylation de l'ADN extrait du plasma ou du sérum, Laird évalue la sensibilité aux alentours de 50% pour les techniques d'analyse actuelles, avec une spécificité proche de 100%.6 En reprenant les données source, on constate que certains gènes méthylés sont préférentiellement associés à un type tumoral (par exemple : BRCA1 et les cancers du sein et de l'ovaire), alors que d'autres (CDKN2A, RASSF1A) sont hyperméthylés dans une grande variété de tumeurs.10 En sélectionnant des panels de gènes informatifs et en améliorant les techniques de laboratoire, il est vraisemblable que ce type d'analyses pourra à l'avenir servir d'outil performant pour un diagnostic précoce en oncologie clinique.6,10
D'autres sources d'ADN que le sang sont également prometteuses, comme la salive (cancers ORL et du poumon),13 les expectorations et le liquide de lavage bronchio-alvéolaire (cancers du poumon), ainsi que le sédiment urinaire (cancers de la prostate, de la vessie).6 La sensibilité des analyses d'hyperméthylation est en général meilleure que pour le plasma ou le sérum, avec toutefois une petite diminution de la spécificité due à la détection de lésions précancéreuses.6
L'étude de la méthylation sur le tissu tumoral présente également un intérêt en clinique en tant que facteur pronostique.6 L'hyperméthylation d'une sélection de gènes a, dans certaines études, été démontrée comme un facteur indépendant de mauvais pronostic (neuroblastome, cancer de la prostate).15,16
Le traitement du cancer par chimiothérapie repose sur la destruction, en général par apoptose, des cellules tumorales. La thérapie épigénétique fonctionne en modifiant le profil d'expression génique au sein des cellules tumorales.7 Actuellement, nous disposons de deux catégories d'inhibiteurs épigénétiques : les inhibiteurs des DNMT, dont l'azacitidine (Vidaza), qui vient d'être enregistrée par Swissmedic, et la décitabine qui sont les plus étudiées, ainsi que les inhibiteurs des HDAC. Le tableau 2 donne un aperçu des molécules en cours d'évaluation, pour lesquelles les essais cliniques sont les plus avancés, sur la base des données citées dans des références récentes.7,9,17
Dès 1980, des études in vitro ont démontré la possibilité d'activer l'expression d'un gène situé sur le chromosome X inactif, en employant la décitabine, un inhibiteur de la méthylation de l'ADN.18 La décitabine est un analogue de la cytidine : à haute dose, elle inhibe la synthèse d'ADN, induit un arrêt du cycle cellulaire et cause la mort cellulaire, alors qu'à faible dose, elle induit une déméthylation en se liant de manière covalente aux DNMT, permettant ainsi la réactivation de GST, dont les promoteurs étaient hyperméthylés.8 La décitabine est un agent prometteur pour le traitement des tumeurs hématopoïétiques. Plusieurs études sont en cours pour déterminer les meilleurs schémas d'administration. La tendance actuelle dans le traitement des syndromes myélodysplasiques privilégie des dosages plus faibles que ceux utilisés dans les premières études,8,9 au vu de leur efficacité supérieure (70% de réponses, 35% de rémissions complètes)19 et de leur toxicité moindre.
Pour les tumeurs solides, les premiers essais ont été décevants ;7 toutefois, de nouvelles approches sont en cours, en employant des doses plus faibles et en combinant un inhibiteur des DNMT à un inhibiteur des HDAC.7
Le développement d'un cancer résulte d'une accumulation de mutations génétiques et d'altérations épigénétiques qui désorganisent les principales voies de régulation cellulaire.
Les cellules cancéreuses se caractérisent par une hypométhylation globale de leur ADN, une hyperméthylation aberrante au niveau de promoteurs de gènes suppresseurs de tumeurs et une déacétylation de leurs histones, ces deux derniers mécanismes inhibant l'expression des gènes suppresseurs de tumeurs.
En recherche clinique, l'étude de la méthylation aberrante de l'ADN est en cours d'évaluation comme marqueur tumoral pour faciliter un diagnostic précoce. Ce mécanisme impliqué très tôt dans la carcinogenèse constitue également une cible thérapeutique, ouvrant ainsi une voie prometteuse dans la thérapie anticancéreuse par la modulation du profil d'expression génique et donc du phénotype des cellules tumorales.