On sait à quel point, depuis François Rabelais, il existe une longue tradition qui voit se croiser la pratique de la médecine, l'écriture et l'intérêt porté aux vins, que ce soit ou non à des fins thérapeutiques. Aussi prenons un instant plaisir, loin des malheurs et des souffrances du monde, à tourner les pages d'un tout récent et étonnant ouvrage qui marie avec élégance et subtilité la linguistique et l'œnologie, les plaisirs sensoriels et la dimension culturelle qui, en France, est inhérente aux vins. Il s'agit du Dictionnaire de la langue du vin édité par le Centre national français de la recherche ; l'auteur en est une linguiste spécialiste de l'histoire du vocabulaire français.1
Présentée ainsi, l'affaire pourrait être quelque peu ennuyeuse. Elle est tout bonnement passionnante. Il y a tout d'abord le corps central de l'ouvrage, un corpus de 780 items qui va de «abord» à «vulgarité». En l'occurrence, l'«abord» décrit «le caractère d'accessibilité gustative d'un vin en rapport avec le degré d'expression aromatique et de souplesse». Un exemple ? L'auteur nous propose un extrait de l'ouvrage Les Grands Bordeaux de 1945 à nos jours de Franck Dubourdieu. Evoquant le millésime 1976 : «A l'opposé des 1975, les vins, souples, fruités, ont toujours conservé un "abord" agréable, parfois séduisant. D'acidité basse, peu concentrés, avec des tanins trop mûrs, beaucoup n'ont pas tenu la distance. La plupart déclinent.» Les vins, eux aussi, ont pour destin de décliner.
Quant à la «vulgarité», appliquée au vin, il s'agit d'un néologisme désignant, comme chez l'homme, l'envers de la distinction. Ainsi peut-on lire, dans La Revue du vin de France de septembre 2004, à propos du pomerol Château Grand-Beauséjour millésimé 2001 : «Encore un vin excellent, au nez ouvert, riche et fortement boisé mais sans "vulgarité", à la texture fine, avec une grande allonge, au caractère légèrement plus sec et tendu que d'autres crus de l'appellation.» C'est que l'on ne plaisante pas avec le savoir-vivre chez les dégustateurs professionnels. Ainsi dans la très distinguée revue Le Rouge & le Blanc (n°63) à propos d'un sauvignon de Saint-Bris de 1999 : «Une certaine élégance extravertie qu'on retrouve en bouche, mais trop flatteuse, voire vulgaire (élevage séducteur). Un indéniable savoir-faire pour une matière pas très concentrée, mais une œnologie un peu tape à l'œil ! Vulgaire »
Sur plus de 400 pages, l'entreprise décrypte ainsi, pour le plus grand bonheur de l'amateur éclairé ou pas, des termes qui qualifiant le vin s'éclairent de nouvelles lumières. Prenons le précieux «taffetas» utilisé par métonymie pour parler d'un vin «qui procure dans la bouche des sensations tactiles, douces et chatoyantes». Exemples cités : La Revue du vin de France de septembre 2004 (à propos d'une Romanée-Conti 1993) ou Le Rouge & le Blanc (1991, n°26) : «( ) il s'agit de vins pour amateurs de vieux Bourgueils d'année normale, peu corpulents assurément, mais à la consistance légère et soyeuse, des vins de "taffetas" comme on aime à dire sur place.» Et puisque nous sommes en langue française, un extrait de Gargantua où Rabelais use en 1542 pour parler du «vin de taffetas» qu'est, pour lui, le vin pineau de Chinon, cette petite ville de grand renom à proximité de laquelle il vit le jour. Au risque d'être taxé de conservateur, de passéiste, on peut ne pas être insensible en découvrant que, durant près de cinq siècles, le recours au même terme ait pu fidèlement se transmettre, à l'ouest de Tours, dans la région de Chinon et de Bourgueil et ce pour désigner une impression sensorielle provoquée par le fruit du raisin fermenté issu des cépages «breton» ou «chenin».
Au hasard toujours : «caudalie» du latin cauda, queue. Il s'agit d'une «unité de mesure, correspondant à une seconde, employée pour évaluer la durée de la persistance aromatique d'un vin une fois celui-ci avalé». Les vins de garde sont, sans conteste, ceux qui précocement s'expriment via de nombreuses «caudalies». Une question n'est toutefois pas tranchée : un même vin induit-il immanquablement le même nombre de «caudalies» chez tous ceux qui le dégustent ? En d'autres termes, les variations individuelles des appareils sensoriels rendent-ils illusoire toute normativité de la dégustation ? Voisine anatomique et physiologique de «caudalie», l'expression «queue de paon» (qui date de 1861) fait allusion au déploiement des plumes de cet oiseau faisant sa célèbre roue. Elle décrit ici «le déploiement en bouche d'un éventail d'arômes et de saveurs qui se prolongent en s'amplifiant, une fois le vin avalé.» Nous sommes là à douze «caudalies» ou presque. Dans l'exceptionnel.
Depuis 1991, une quarantaine de mots sont apparus chez les dégustateurs et dans les revues spécialisées parmi lesquels «abouti», «anémié», «vins de garage», «abricoté» et «couillu». Et puis aussi et surtout «parkerisé», néologisme «dépréciatif» qui fait référence à Robert Parker, influent dégustateur de nationalité américaine dont les chiffres (qu'il préfère de très loin aux mots) ont assuré la promotion planétaire des vins très concentrés et très boisés, soit «body-buildés».
«Queue de paon» est pratiquement la seule métaphore zoomorphique s'appliquant aux vins si l'on veut bien excepter «arête» qui renvoie à «colonne vertébrale», «squelette», «ossature» et «charpente». Pour l'essentiel, les métaphores sont anthropomorphiques, qu'elles concernent l'être physique, les âges de la vie, l'être mental, la parole (un vin peut être bavard, expressif, exubérant, muet ), l'érotisme (avoir du corsage, de la cuisse, être sensuel, maquillé, fardé ) ou encore l'habillement et la vie sociale (aristocratique, bourgeois, civilisé, classe, racé, rustique ). Mais il faut aussi compter avec les métaphores temporelles, spatiales, de mouvement ou de l'esthétique et des arts (chic, ciselé, grâce, palette, harmonie, tonalité ).
Dans ce dictionnaire, le recensement de ces métaphores qui ne cessent d'enrichir la langue est un enchantement. Il permet de saisir que l'essentiel du rapport de l'homme aux vins se fait sur la base de l'anthropomorphisation de ces derniers. S'ils ne sont certes pas des personnes, ces vins, du moins les plus grands et les plus fins d'entre eux, sont des personnages qui nous accompagnent dans le temps, vieillissent avec nous, nous parlent et nous font parler d'eux. A moins que, parlant d'eux, nous ne parlions, comme toujours, que de nous-mêmes. A ce titre, ce dictionnaire pourrait bien devenir un durable livre de chevet à vocation de psychologie introspective.
1 «Dictionnaire de la langue du vin» de Martine Coutier, Préface de Jean-Claude Pirotte. A noter également la «Mise en bouche» qui précède la préface. Elle est signée de Jean-Claude Berrouet, œnologue de Petrus. CNRS Editions. 476 pages.
26.09.2007