Lorsque j'entrai, je vis d'abord ses mains blanches, lisses d'une imprégnation quotidienne de crèmes rares, couronnées de faux ongles bleus et longs, taillés en pointe. Elle s'adressait à ma patiente qui lui demandait, qui elle était au juste : elle avait abandonné, répondit-elle, son métier d'infirmière pour celui de «case manager» de la caisse Fraternelle humanitaire suisse. Je compris alors que l'onglerie avait été la récompense après des années de Remanex, d'Hibiscrub, de Sterilium et de brosses à poils durs. Elle voulait se faire convaincante : il suffisait à la patiente de signer en bas d'une page. Elle expliquait que le «case manager» était là pour assister le client dans «l'optimisation de la filière de soins». Beaucoup de médecins, ajoutait-elle, ne connaissent pas toutes les possibilités, qu'un simple parafe révèlerait comme par enchantement.La patiente doutait : Mais, si vous venez, c'est que je coûte trop cher
Non, c'est pour vous aider à mieux organiser votre traitement
Alors, payez d'abord mon infirmière
C'est impossible, car elle n'a pas de numéro de concordat
Si c'est impossible, que pouvez-vous faire ? Vous expliquer où trouver une infirmière agréée. Mais c'est cette infirmière avec qui je m'entends. Il y en a d'autres
Je croyais que votre caisse se voulait humanitaire et fraternelle. Maintenant c'est fini, c'est la FHS
Si vous n'avez pas confiance, rien ne vous oblige à signer. Je ne donne pas ma confiance du jour au lendemain. Le docteur en sait quelque chose. Alors si c'est ainsi
Réfléchissez
Elle rentra ses griffes, faisant mine de se laver les mains de ce qui pourrait arriver. Forte de sa vertu outragée, elle quitta la place. Plus tard j'examinai la patiente et la palpai, pour aller ensuite au lavabo me laver les mains avec un savon de Marseille neuf, déposé là à mon intention, près d'une serviette éponge propre, repliée sur le bord de l'émail ripoliné. Tout cela concocté par une dame qui marchait à peine
Les bulles moussaient et l'eau fraîche adoucissait ma dyshidrose à la chlorhexidine, accentuant le blanc de la lunule sur l'ongle rose. L'eau se précipita par le trou d'écoulement et j'imaginai les faux ongles emportés par le courant, frêles esquifs, rognures gestionnaires, jusqu'à la station d'épuration, où des enzymes leur feraient subir leur destin inéluctable, l'anéantissement de toutes ces fariboles managériales. Après un rinçage, deux mains étaient toujours là, comme pour prouver qu'elles pouvaient continuer d'uvrer.03.10.2007