Résumé
Aucune profession libérale n'a subi une régression similaire à celle de la médecine au cours des vingt dernières années ! Non pas en termes de performance, mais de reconnaissance sociale. Il en va de même des chefs de services universitaires, dont le pouvoir décisionnel a progressivement été muselé par les instances administratives des hôpitaux universitaires, mises en place par les technocrates de la santé. Du mandarinat d'autrefois, nous avons basculé dans l'asservissement bureaucratique à des dirigeants non médecins, éloignés de la réalité du terrain.A tel point que bon nombre de nos amis s'étonnent de la perte d'aura de notre profession, alors qu'ils restent admiratifs de ses succès !A défaut d'une explication exhaustive, nous aimerions ici leur donner quelques éléments de réponse.Au bas mot, un chef de service cumule simultanément quatre métiers différents : soins aux malades, enseignement, recherche et gestion-administration. Nul ne peut prétendre exceller dans tous ces domaines ! Mais lorsqu'il disposait d'un pouvoir décisionnel intact et qu'il n'était pas submergé par une administration pléthorique, le chef de service arrivait le plus souvent à mener à bien ces différentes missions avec la collaboration de ses médecins cadres.Aujourd'hui, le temps consacré à la paperasse, aux courriels et aux séances administratives en tous genres inefficaces parce que non décisionnelles pour la plupart n'a cessé d'augmenter, alors qu'un jour ne compte toujours que 24 heures.Le constat est simple : le temps phagocyté par la bureaucratie pénalise les autres secteurs d'activité. Combien de temps les chefs de service et leurs médecins cadres passent-ils à préparer leurs cours aux étudiants, pour autant qu'ils ne les aient pas déjà délégués à leur subalterne ? De quel temps disposent-ils véritablement pour l'enseignement postgradué au lit du malade ou en salle d'opération ? Quelle disponibilité offrent-ils à leurs assistants de recherche pour la supervision de leurs travaux ? Ce sont pourtant leurs missions essentielles et les prestations que recherchent en premier lieu les étudiants et les assistants en formation.On nous rétorquera que la FMH et les instances hospitalo-universitaires ne font rien d'autre que d'uvrer pour l'amélioration de l'enseignement, de la formation, de la recherche et des soins aux malades
à coups de chartes, de règlements, de contrôles de qualité, d'évaluations, de risques zéro, d'euro-compatibilité et de gaspillage d'argent ! Pour notre part, nous n'y voyons qu'une volonté de réglementer, de contrôler, de museler. Comme si le chef de service n'était plus capable de diriger son équipe, de l'évaluer, de faire des choix stratégiques avec un certain degré d'autonomie, sans devoir constamment en référer à un ou plusieurs organismes supérieurs de contrôle
jusqu'où ? La direction de l'hôpital, la FMH, le Conseil fédéral, le Conseil de l'Europe ?Il ne s'agit pas ici de renoncer à des contrôles, mais de mettre fin à leur prolifération non contrôlée, source de perte de temps donc d'indisponibilité pour les autres tâches essentielles. Il faut arrêter de croire qu'une fois les structures et les contrôles mis en place, tous les problèmes sont réglés. Au contraire, c'est là que commence le vrai travail : composer une équipe à dimension humaine et créer la dynamique pour la faire fonctionner au maximum de ses possibilités. Cette perte de confiance envers les chefs de service n'est peut-être qu'un témoin supplémentaire de l'évolution de notre société : lorsque l'éthique individuelle s'étiole, la société se protège en se bardant de règlements, d'accréditations, de contrôles
pour se donner l'impression que tout est maîtrisé. Malheureusement (certains diront peut-être heureusement), les choix stratégiques de la médecine sont actuellement effectués par des technocrates non médecins, éloignés de la réalité du terrain. Bien sûr, le corps médical et en particulier les chefs de services universitaires portent une responsabilité dans l'évolution de cette situation. Pour leur défense, nous n'avancerons qu'un argument : le chef de service universitaire cumule quatre métiers très différents, l'administrateur n'en exerce qu'un seul. Dès lors, il n'est pas difficile d'imaginer comment, à coup d'heures passées à concocter des règlements et des décrets, l'administration s'est arrogé le pouvoir et notamment le budget qu'autrefois (il n'y a pas si longtemps !) le chef de service négociait directement avec le Conseiller d'Etat à la santé ! Excès de pouvoir ? Manque de transparence ? A voir, lorsque l'on connaît les nébuleuses actuelles de la gestion comptable de nos institutions hospitalo-universitaires.Dans les trois secteurs principaux de notre activité (soins aux malades, enseignement, recherche), les procédures se sont compliquées et l'efficacité a diminué au cours des vingt dernières années. Qui a eu l'idée saugrenue de faire appliquer la loi sur le travail qui restreint à 50 heures hebdomadaires la présence des assistants à l'hôpital ? Certainement pas les chefs de services universitaires ! Bien sûr, les assistants y ont vu un avantage social certain avec une perspective de vie familiale plus agréable. Ils n'ont pas réalisé l'effet néfaste que cette loi aurait sur la qualité de leur prestation auprès des malades et sur leur formation, notamment en chirurgie. Sachez qu'à l'heure actuelle, l'indication opératoire est posée par numéro 1, l'opération effectuée par numéro 2, et les suites opératoires assumées par numéro 3, 4 et 5 !! Comment est-il possible de former un chirurgien qui ne suit plus son patient de A à Z ? L'argument est d'ailleurs valable pour la médecine interne. On nous rétorquera qu'il suffit d'organiser pour permettre ce suivi. Eh bien non, toujours en récupération de garde ou en vacances, l'assistant n'est simplement pas toujours là. En jours cumulés, cela représente trois mois par année ! D'où la nécessité d'engager plus d'assistants qui, en chirurgie, se battent pour aller en salle d'opération, incapables de progresser correctement par manque d'entraînement (alors qu'on nous assure qu'ils deviennent dangereux lorsqu'ils sont fatigués !). En Suède, ce phénomène a pris une telle ampleur que nos collègues reconnaissent qu'ils sont devenus médiocres en chirurgie. A tel point que les jeunes assistants sont en passe de demander une modification de la loi pour pouvoir travailler plus longtemps à l'hôpital. Le serpent du caducée se mord la queue !Autre conséquence pernicieuse de ce système, le report de charge de travail sur les médecins cadres et les chefs de service, dont l'article numéro 1 de leur contrat stipule laconiquement «doit tout son temps à l'institution». Quel abîme par rapport au contrat des assistants ! En chirurgie, vous pouvez imaginer que cette différence de charge de travail n'incite pas beaucoup les médecins cadres à passer de longues heures en salle d'opération ou en policlinique pour superviser leurs assistants, temps naturellement pris sur leur disponibilité pour la recherche, les publications, le suivi des malades et l'administration. Le nivellement par le bas a commencé ! Pour les hôpitaux universitaires, dans moins d'une génération, il faudra complètement repenser le module des chefferies de service. Un jeune médecin formé à l'école des 50 heures hebdomadaires n'assumera jamais la charge de travail d'un chef de service actuel. Il faudra vraisemblablement s'orienter vers un système à la suédoise où la direction d'un service est partagé en trois postes : soins aux malades, enseignement recherche et administration. Une sorte de rotating chairmanship, avec tous les inconvénients potentiels que cela comporte. Le fait est que personne, dans les hôpitaux universitaires, ne se préoccupe de cette situation à l'heure actuelle alors qu'il s'agit d'un problème essentiel pour l'avenir, si l'on veut encore voir quelques Suisses à la tête des chefferies de service en médecine universitaire. Mais le veut-on vraiment ?En fin de compte, une seule loi, un seul décret peut annihiler tous les efforts déployés pour améliorer la qualité de la médecine. La loi sur le travail en est l'exemple actuel le plus illustratif ! Les deux autres secteurs de notre activité, la recherche et l'enseignement, sont également soumis à rude épreuve. Toujours avec le même constat : restructurations, règlements, organismes de contrôle. Manifestement, trop de forces de travail sont affiliées à ces tâches administratives, aux dépens des vrais acteurs sur le terrain. Qu'on en juge, les assistants de recherche passent bientôt plus de temps en rédaction de projets et de comptes-rendus intermédiaires et finals qu'en recherche pure. Ne vous avisez pas de développer un nouvel instrument chirurgical en endoscopie ! Avant de pouvoir effectuer une étude clinique pilote qui a obtenu l'aval de la commission d'éthique de votre hôpital, vous devez encore obtenir le feu vert de Swissmedic, organisme bureaucratique où vos censeurs ne comprennent pas l'instrument qu'ils doivent évaluer. Pas étonnant, dès lors que l'on sait qu'un ingénieur chimiste a été commis à l'analyse d'un problème de physique optique et de thermo-coagulation ! Résultat : trois ans de retard dans le projet de recherche. A vouloir réglementer et administrer, la Suisse pénalise la recherche et démotive les chercheurs.Enfin, l'enseignement ne peut apparemment être amélioré que par des réformes empruntées au système anglo-saxon. A la différence près que dans ces pays, le nombre d'enseignants est bien supérieur au nôtre. Comment, par exemple, enseigner l'ensemble de l'ORL (anatomie, physiologie, physiopathologie, sémiologie, etc.) en deux semaines de cours blocs, par petits groupes interactifs, avec le nombre d'enseignants à disposition ? C'est mettre en stand by toute l'activité clinique du service pendant cette période. Impossible, irréaliste ! Par contre, aucun support logistique ni aucun cours obligatoire de pédagogie n'ont jamais été envisagés pour les néo-promus de l'enseignement. Lorsque la qualité des cours laisse à désirer, le réflexe consiste toujours à restructurer et réformer, sans chercher à savoir si la motivation des enseignants est intacte, et par quel moyen on pourrait la stimuler. Le cours excathédra est par définition obsolète, il reste cependant le seul à pouvoir transmettre le savoir à plus d'une centaine d'étudiants en un temps record. A méditer !Ces quelques réflexions justifient «le blues des chefs de service» et la démotivation larvée que l'on perçoit parmi eux. Et pourtant, faisons fi du pessimisme ambiant, et faisons mieux et plus simple en uvrant pour replacer le destin de la médecine dans les mains des médecins, en commençant par les lieux de formation, les hôpitaux universitaires ! Qu'on le veuille ou non, nul n'est mieux placé qu'un chef de service universitaire pour fixer les orientations futures de notre profession. La récente nomination d'un de nos pairs à la direction des hospices-CHUV à Lausanne représente peut-être, on ose l'espérer, une ouverture dans cette direction. Trop d'administration et de contrôles paralysent la créativité, démotivent les acteurs de la santé et pénalisent leur efficacité. Sans administrateurs, la médecine peut survivre, sans médecins, elle est condamnée. Courage collègues, nous tenons le couteau par le manche !
Contact auteur(s)
Philippe Monnier
Médecin-chef
Service d'oto-rhino-laryngologie
et de chirurgie cervico-faciale
CHUV, Lausanne
Jean-Philippe Guyot
Médecin-chef
Service d'oto-rhino-laryngologie
et de chirurgie cervico-faciale
HUG, Genève