Deux ouvrages récemment sortis des presses françaises viennent fort utilement nous rappeler ce que furent la vie et l'uvre d'Ambroise Paré. Un bien bel événement. Dans un monde francophone idéal, on en ferait la lecture publique dans les salles hospitalières où se restaurent les futurs chirurgiens. On ferait alors silence comme on le faisait jadis dans d'autres enceintes. Et les maîtres-chirurgiens liraient à leurs élèves les mots tracés par la célèbre main d'Ambroise Paré (vers 1510-1590).Evoquons tout d'abord le très beau livre1 qui vient de voir le jour grâce à l'action conjointe des Presses Universitaires de France et la Fondation Martin Bodmer, installée à Genève et vouée à l'étude de la littérature universelle, «selon le concept élaboré par Goethe». Cette association a donné la collection «Sources» qui a pour ambition «de reproduire, en respectant scrupuleusement leur historicité et leur matérialité, quelques-uns des textes marquants qui ont contribué à façonner notre culture».aComment ne pas être ému en découvrant ce texte hautement, fidèlement, reproduit et les 75 précieuses illustrations délicatement colorisées ? Nous passons ici du «Bec-de-corbin» au «Dilatoire à ouvrir la bouche» en passant par les «Cautères avec brasero», les «Tenailles avec incisives», le «Couteau courbe pour amputation» ou l'étrange «Jambe de bois pour les vulgaires» et ses mystérieux nuages. Cet ouvrage, le premier de Paré, date de 1545. L'homme a 35 ans. Il n'a pas encore goûté aux plaisirs de l'écriture de son «Traité des monstres». Songe-t-il déjà à ce qu'il écrira trente ans plus tard dans la «Dédicace à Henri III» qui inaugure ses «uvres complètes» ?«Comme donc que je sois un membre de ce corps (public) et non du tout inutile, j'ay tasché de faire paroistre de mon devoir, et de faire entendre dequoy je sers au public, et combien je peux profiter aux particuliers. Car Dieu m'est témoin, Sire (et les hommes ne l'ignorent point), il y a plus de quarante ans que je travaille sur l'esclaircissement et perfection de l'art de chirurgie (je luy ose donner ces deux tiltres, afin que les ignorants ne l'abaissent, jusques à la poser entre les mechaniques) et qu'en ce travail j'ay donné des atteintes si vives à ce que je pretendois empoigner, que, et les anciens n'ont que de quoy nous devancer que de l'invention des preceptes, et la posterité ne pourra nous surmonter (soit dit cecy sans envie ny offense) que de quelques additions, estant aisé d'adjouster aux choses ja inventees.»Avec «La manière de traiter les plaies» tout est déjà, merveilleusement, affiché. Et déjà une très belle et très grande immodestie. Déjà la certitude, affichée devant le Roi, d'uvrer pour le bien des hommes souffrants sous le regard et avec l'aide de Dieu. L'ouvrage ici réédité est la seconde édition, parue en 1551. En 1545, Ambroise Paré avait choisi de parler de «la méthode». Six ans plus tard, il préfère «la manière». Et plus précisément «La maniere de traicter les playes faictes tant par hacquebutes, que par fleches : & les accidentz d'icelles, comme fractures & caries des os, gangrene & mortification : avec les pourtraictz des instrumentz necessaires pour leur curation. Et la methode de curer les combustions principalement faictes par la pouldre à canon.»Méchante fatalité ou ironie de l'histoire, l'ouvrage est dédié au roi Henri II. Le 30 juin 1559 à Paris célébrant le mariage de sa fille Elisabeth avec Philippe II d'Espagne, Henri II combat contre Gabriel de Montgomery capitaine de sa Garde écossaise qui le blesse d'un coup de lance dans l'il. En dépit des soins des médecins et des chirurgiens royaux (dont Ambroise Paré) autorisés à reproduire la blessure sur des condamnés afin de mieux la soigner, en dépit de Vésale, venu de Bruxelles, le roi de France mourra dans d'atroces souffrances le 10 juillet 1559.Tout comme la Première Guerre mondiale et ses meurtriers face à face virent naître la chirurgie maxillo-faciale, les premières blessures par armes à feu imposent aux chirurgiens du XVIe siècle de résoudre de nouvelles équations. La demande est d'autant plus grande que l'artillerie blesse indifféremment la plèbe et les nobles. Ambroise Paré saura ici uvrer mieux que d'autres. Et il y parviendra parce qu'il est alors incroyablement moderne. Il réfute les arguments selon lesquels ces nouvelles plaies seraient vénéneuses. Et il n'aura de cesse d'exposer ses réflexions, ses découvertes, ses résultats grâce à l'imprimerie naissante, dans une langue française qui ne l'est pas moins ; le tout à la première personne du singulier. C'est beaucoup et tout cela ne va pas sans de solides haines confraternelles. Mais les rois sont là qui se succèdent et protègent le chirurgien. Sa main panse. Mais elle pense aussi et écrit pour que d'autres mains fassent de même.«L'affirmation de la parole individuelle, à la première personne, s'y revendique comme une source exceptionnelle de savoir malgré son statut inférieur : un chirurgien en lutte contre les médecins et qui le restera, un indocte que le roi doit imposer, un homme humble devant l'inconnaissable et les difficultés de son art, écrit dans une docte préface Marie-Madeleine Fragonard. Il rénove les modes du savoir, en contempteur des idées toutes faites, au nom de l'expérience et de l'observation, contre les principe des livres. «J'ai vu, j'ai fait, j'ai déduit» : une chaîne démonstrative s'installe, apportant des preuves constantes et vérifiables par la description des cas, par le témoignage des acteurs ou des spectateurs, et par celui des opérés survivants, avec l'appui de noms propres et de circonstances. Sa vie, leur vie sont même la preuve de l'excellence du traitement.»Imagine-t-on l'effort qu'il pouvait y avoir à développer les bases d'une approche expérimentale à une époque où, pour cautériser les plaies causées par les armes à feu les chirurgiens versaient de l'huile de sureau (dite de Sambuc), la plus bouillante possible, à l'intérieur des plaies afin de contrer les effets du poison dont ils croyaient que les projectiles et la poudre étaient enduits ? A une époque, aussi, où un autre remède était obtenu après avoir fait «bouillir des chiots vivants dans de l'huile de lys jusqu'à ce que la chair dénude totalement les os», fait «dégorger des vers de terre dans du vin blanc», fait cuire ces vers dans l'huile, filtré le mélange avec une serviette et, enfin, avoir ajouté de la térébenthine de Venise avec une once d'eau-de-vie.Un autre précieux et fort savant ouvrage 2 vient fort utilement compléter le portrait de ce chirurgien qui, à quelques siècles de distance, nous rappelle la foi que l'on peut avoir en l'homme.a Il s'agit ici des textes «anciens ou modernes, manuscrits ou imprimés, canoniques ou méconnus (
), qu'ils soient illustrés ou servis par une graphie attrayante, montrent quel peut être le rôle, souvent décisif, de l'image, et du plaisir sensuel dans la gestation et la transmission du patrimoine écrit.»Bibliographie 1 Ambroise Paré. La manière de traiter les plaies. Préface de Marie-Madeleine Fragonard. Collection Sources. Presses Universitaires de France ; Fondation Martin Bodmer, 2007 ; 270 pages. ISBN 978-2-13-056457-7.2 Jean-Michel Delacomptée. Ambroise Paré ; la main savante. Paris : Editions Gallimard, Collection L'un et L'autre, 2007 ; 263 pages. ISBN 978-2-07-077965-9.19.12.2007