Actuellement, de nombreuses voix se font entendre pour que l’assurance de base de la LAMal rembourse telle ou telle prestation, telle ou telle pratique au motif qu’elle est efficace-donc-scientifique. Mais que signifie «scientifique» ? La question est rarement posée, alors même qu’elle est cruciale. La lecture du livre d’Alan Chalmers devrait nous aider à y répondre.
Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard affirme : «La méthode appropriée pour rechercher quelles sont les propriétés des choses est de les déduire des expériences (…). Et c’est pourquoi je souhaite qu’on ne s’occupe pas des objections tirées des hypothèses, et que l’on ne retienne que celles qui montreraient que mes affirmations ne sont pas garanties par les faits, ou que ces derniers les contredisent, ou enfin qu’il y a des défauts dans mes déductions (…). Bien entendu qu’ici je ne parle pas des médecines de charlatans : magnétisme, homéopathie, etc.» La méthode scientifique est expérimentale, et elle doit assurer la conformité de la science aux faits. Pour cela, il lui faut se méfier des hypothèses, des idées préconçues et des systèmes, toujours dogmatiques. Bernard nous propose ici un critère de démarcation, c’est-à-dire un critère qui permet de caractériser le discours scientifique et de le différencier des autres types de discours, non scientifiques. Le ton qu’adopte le médecin pourrait faire croire qu’il condamne, voire méprise tout discours de ce type. C’est faux : ce qu’il critique, ce sont des discours non scientifiques qui se font passer pour scientifiques, bref, qui trompent sur la marchandise.
La question du critère de démarcation occupe scientifiques et philosophes depuis la nuit des temps ; déjà Aristote s’en préoccupait, au moins indirectement dans sa tentative de définir la science et d’opposer les hommes de science aux hommes d’expérience ; mais c’est au XXe siècle qu’elle est devenue une des questions centrales de cette discipline qui a pris alors pour nom «épistémologie des sciences». Le coupable est Karl Popper (1902-1994), un philosophe autrichien, qui, dans un ouvrage célèbre (Logik der Forschung, paru en 1934), a montré qu’on s’était largement mépris sur la question, et que la réponse traditionnelle donnée au problème de la démarcation était erronée, y compris celle qu’indique Claude Bernard. Ce dernier, en effet, s’il a bien vu que la science se joue dans un certain rapport entre expériences d’un côté, théories ou hypothèses de l’autre, ne les a pas correctement articulées.
A partir de Popper donc, la question a été reprise à nouveaux frais ; il s’en est suivi un demi-siècle de réflexions intenses, jalonné par des auteurs de première importance, dont les noms s’égrènent dans le sous-titre du livre de Chalmers : Popper, Kuhn, Lakatos et Feyerabend. C’est cette histoire que raconte Chalmers, dans un petit livre qui, de l’aveu général, est un des meilleurs qui ait été écrit sur la question et qui est parfaitement accessible au non-spécialiste. Le propos et le style sont même généralement limpides et l’argumentation est agrémentée d’exemples historiques pertinents et éclairants. Certes, ces exemples ressortissent principalement à la physique, car c’est à l’intérieur de cette science que les controverses sont nées au XXe siècle : Popper relève que c’est l’œuvre d’Einstein (relativité et quanta) qui lui a fait prendre conscience qu’on ne pouvait comme on le croyait et le disait, tirer méthodiquement les théories de l’expérience ; en effet, une théorie physique tenue pour vraie depuis plus de deux siècles (la physique de Newton), que l’expérience vérifiait tous les jours, se révélait tout à coup comme tout simplement fausse : la relativité montre qu’il est incorrect de considérer que la masse d’un corps est invariante par rapport à sa vitesse. Ainsi, quelque chose qui est considéré comme vrai et bien établi peut, tout à coup, à l’occasion de quelques expériences (idéalement une suffirait), se révéler comme faux et bancal. D’une certaine manière, on le savait depuis longtemps, mais on n’en avait jamais vraiment pris la mesure. La petite fable de la dinde inductiviste, inventée par Bertrand Russell et rapportée par Chalmers, l’illustre bien : «Dès le matin de son arrivée dans la ferme pour dindes, une dinde s’aperçut qu’on la nourrissait à 9 heures du matin. Toutefois, en bonne inductiviste, elle ne s’empressa pas d’en conclure quoi que ce soit. Elle attendit d’avoir observé de nombreuses fois qu’elle était nourrie à 9 heures du matin, et elle recueillit ces observations dans des circonstances fort différentes, les mercredis et jeudis, les jours chauds et les jours froids, les jours de pluie et les jours sans pluie. Chaque jour, elle ajoutait un autre énoncé d’observation à sa liste. Sa conscience inductiviste fut enfin satisfaite et elle recourut à une inférence inductive pour conclure : "Je suis toujours nourrie à 9 heures du matin." Hélas, cette conclusion se révéla fausse d’une manière indubitable quand, une veille de Noël, au lieu de la nourrir, on lui trancha le cou» (p. 40).
L’inductivisme est la conception classique de la méthode scientifique, l’usage de l’induction étant ce qui permet de considérer qu’une théorie est scientifique et donc se démarque d’une théorie non scientifique. Cette conception consiste à penser qu’une théorie, constituée d’un ensemble de lois, est obtenue par induction, c’est-à-dire par généralisation d’énoncés d’observation. Par exemple (exemple un peu simpliste), la loi «Tous les corbeaux sont noirs» est une généralisation de multiples énoncés d’observation de la forme «Ce corbeau est noir». C’est ce que décrit Bernard dans le passage cité plus haut, si ce n’est qu’il emploie «déduire» au lieu de «induire», mais la terminologie n’est alors pas encore fixée.
La découverte de Popper, qui renverse le modèle inductiviste, est que les théories scientifiques ne dérivent pas ainsi de l’expérience ; au contraire, une expérience ne peut être réalisée, ni même imaginée, si on n’a pas déjà quelque idée en tête, une hypothèse, un morceau de théorie. Il s’ensuit que l’expérience ne peut ni garantir une théorie, ni la vérifier ; elle peut seulement la réfuter (la «falsifier» dit-on souvent, en employant ce terme dans son sens anglais). Si je vois un nouveau corbeau noir, cela peut certes augmenter ma confiance dans l’hypothèse «Tous les corbeaux sont noirs», mais ne la rend pas plus vraie, alors que si je vois un corbeau blanc, cela la réfute, puisqu’il est maintenant faux que «Tous les corbeaux sont noirs». Les rapports entre théorie et expérience sont donc bien plus compliqués que ne le croyait l’inductivisme et il faut modifier la teneur du critère de démarcation : une théorie scientifique n’est pas une théorie qui est garantie par l’expérience, mais une théorie qui est réfutable par l’expérience : il doit être possible de construire (réellement ou virtuellement) un dispositif expérimental susceptible de la réfuter. Les théories qui ne sont pas réfutables (les théories philosophiques, religieuses…) peuvent certes avoir de la valeur, mais elles ne sont pas scientifiques. C’est donc à juste titre, bien qu’un peu provocateur, que Martin Gardner, à propos de théories médicales non scientifiques, parlait de «cultes médicaux» (j’avais commenté son ouvrage Fads and fallacies in the name of science dans une rubrique précédente).
Une fois la boîte de Pandore méthodologique ouverte par Popper, l’intérêt des philosophes et des scientifiques s’est déchaîné, et la conception de Popper a à son tour été soumise au feu des critiques : on lui a reproché de s’arrêter à la structure logique de la science et de ne pas se préoccuper de la manière dont les sciences ont été pratiquées par les savants au cours de l’histoire, ce qui n’est pas indifférent quand on veut savoir ce qu’est la science. Thomas Kuhn (1922-1996) et un élève de Popper, Imre Lakatos (1922-1974), ont développé cet aspect de la question, le premier ayant forgé le concept de «paradigme» pour caractériser les modèles dont les scientifiques s’inspirent à différentes époques. Faire intervenir l’histoire d’une discipline dans sa définition, c’est toujours introduire un peu de relativisme. Cela a été l’occasion d’une entreprise bien plus radicale, une tentative de «casser la baraque» : montrer que théorie et expérience se déterminent mutuellement, de telle sorte qu’une véritable réfutation est elle-même impossible. On doit cette tentative à un autre élève de Popper, Paul Feyerabend (1924-1994), qui enseigna à Zurich à la fin de sa carrière, et dont un des ouvrages a pour titre Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance. C’est donc l’histoire de ce mouvement que raconte Chalmers, dont l’ouvrage se termine par deux chapitres plus personnels (et à mon sens plus difficiles) sur la manière dont il estime qu’on doit voir les choses et qu’on peut répondre au défi irrationaliste de Feyerabend.
La référence que j’ai faite aux «cultes médicaux» de Martin Gardner montre que, si l’ouvrage s’inspire beaucoup de l’histoire récente de la physique, il n’est toutefois pas sans intérêt pour la médecine : on l’a vu, Bernard déjà se préoccupait du critère de démarcation, et les différents critères proposés par l’inductivisme, par Popper et par ses successeurs concernent aussi la médecine dans la mesure où elle se fonde sur des théories scientifiques, et donc dans la mesure où, en plus d’être un art, elle est une science. On comprend alors que, comme je l’ai dit, à une époque où de nombreuses voix se font entendre pour que l’assurance de base de la LAMal rembourse telle ou telle prestation, telle ou telle pratique au motif qu’elle est efficace-donc-scientifique, il ne puisse qu’être bénéfique de réfléchir sur la question qui sert de titre à l’ouvrage de Chalmers : «Qu’est-ce que la science ?».