A-t-on atteint, en ce début du troisième millénaire, les limites de la physiologie humaine ? Les futurs Jeux olympiques de Pékin seront-ils les derniers du genre ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées à la lecture d’une étude spectaculaire, une étude aux multiples conséquences, que vient de publier un groupe de chercheurs français sur le site de PloS One.1 Ce travail a été mené par l’équipe de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (Irmes),a partenaire de l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Les chercheurs ont procédé à l’analyse de l’ensemble des 3263 records du monde homologués dans cinq disciplines olympiques qui font l’objet de quantifications (athlétisme, natation, cyclisme, patinage de vitesse, haltérophilie) établis depuis 1896, année des premiers Jeux olympiques de l’ère moderne. Ils en concluent qu’en 2027, la moitié des records du monde ne pourront plus être améliorés.
Ce travail se fonde sur un modèle statistique mis au point par l’équipe coordonnée par Jean-François Toussaint (Irmes, Université Paris-Descartes, Centre d’investigation en médecine du sport, Hôtel-Dieu, Paris). Il prévoit en substance que les limites physiologiques de l’espèce humaine seront définitivement atteintes dans une génération seulement. Qu’en sera-t-il alors des conditions d’entraînement et de l’organisation des compétitions? Comment devrons-nous réécrire la célèbre devise olympique : « Plus loin ! Plus haut ! Plus fort ! ». L’essentiel, enfin, sera-t-il de participer?
« L’analyse épidémiologique de l’évolution annuelle du nombre de records du monde montre que celle-ci a été soumise à de larges fluctuations au cours de l’ère olympique moderne (1896-2007). Après une première phase (1896-1968) de rapide amélioration, uniquement interrompue par les deux guerres mondiales, une importante régression est observée depuis près de 40 ans (1968-2007), résume-t-on auprès de l’Inserm. L’analyse démontre aussi que l’évolution du gain de performance entre chaque nouvelle marque est en train de régresser. En 2007, les records ont atteint 99% des "limites" estimées par le modèle statistique. »
Selon ce modèle et en postulant que la physiologie de l’organisme humain ne sera pas modifiée dans les vingt prochaines années, la moitié de ces records sera, en 2007, établie à 99,95% de leur valeur limite. Concrètement, qu’en sera-t-il du 100 mètres plat masculin, l’épreuve reine de l’athlétisme ? Selon les prévisions statistiques des chercheurs français, le record se situera dans vingt ans autour de 9,67 secondes et ne pourrait plus alors être amélioré que de quelques millièmes de seconde.
« Avec 40 ans de déclin, le débat sur les limites émerge donc plus nettement, et ce quelles que soient les voies métaboliques en jeu, soulignent les chercheurs français. En effet, ce modèle s’applique aussi bien pour des épreuves sportives qui font appel aux capacités aérobies (10 000 m en patinage de vitesse) qu’anaérobies (haltérophilie). Il s’applique aussi aux épreuves mobilisant des groupes musculaires des membres inférieurs (cyclisme) ou supérieurs (lancer du poids), celles réclamant des efforts explosifs (saut en hauteur) ou de durée très longue (50 km marche). Il concerne autant les hommes que les femmes, ainsi que les performances collectives établies lors des relais. »
Les auteurs de cette publication notent que le déclin observé depuis quatre décennies se manifeste clairement et ce en dépit des révolutions accomplies dans les procédures d’entraînement, de recrutement des athlètes et, globalement, d’une élévation des ressources mises à disposition dans les principaux pays dont les athlètes sont détenteurs des records du monde soit, pour l’essentiel les Etats-Unis, la Russie, plusieurs pays européens, l’Australie et le Canada. Jean-François Toussaint et ses collaborateurs en concluent que les modifications du contexte socio-économique sont peu susceptibles d’infléchir la tendance générale, retrouvée dans des sports aussi différents que le marathon, le relais 4 fois 100 mètres ou le saut à la perche.
Bien évidemment, ce modèle ne peut prendre en compte la triste variable du recours au dopage dont les détenteurs des records sont de plus en plus fréquemment soupçonnés quand ils n’en sont pas convaincus. On peut d’ailleurs observer que si les records actuels étaient le fruit d’une augmentation artificielle des performances physiologiques, les limites naturelles seraient encore plus proches que ne l’établissent les chercheurs français. Plus généralement, les perspectives que ces derniers nous dévoilent conduisent à nous interroger dès aujourd’hui sur les rapports entre le sport et les chiffres, sans même parler des sommes d’argent.
« Les performances des corps des sportifs sont désormais fortement quantifiées, observe Stéphane Héas, enseignant-chercheur au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie (Rennes). Désormais, l’objectif d’une pratique se mesure à l’aune d’une performance traduite en kilomètre par heure, en mètre ou en centimètre, en heure, minute ou seconde. Chaque action sportive ou gravitant autour d’elle est susceptible d’être chiffrée. Les classements précisent désormais le nombre de balles jouées, de passes décisives, de « rebonds » sous le panier, les écarts de points entre équipes, entre joueurs d’une même équipe ou d’équipes différentes, etc. Les juges eux-mêmes, ou bien les (télé)spectateurs, sont jaugés de la sorte. Cette frénésie quantitative est désormais intégrée par les pratiquants eux-mêmes ou leurs proches ».2
M. Héas estime que ce processus, qui entend préciser à l’infini, programmer sinon prévoir les performances des sportifs, n’est pas sans rappeler la physiognonomie qui interprétait tel ou tel caractère à partir des caractéristiques morphologiques. « Ces mesures phlétoriques rassurent, elles fonctionnent comme des moyens de réassurance pseudo-scientifiques, écrit-il encore. Elles gagnent tous les secteurs de sociétés modernes y compris celui des œuvres littéraires ou scientifiques. »
Il est dès lors à craindre que nous ne ferons pas aisément notre deuil des records du monde. L’aventure humaine mise en spectacle devant, coûte que coûte, continuer, il est à redouter que de multiples « améliorations » pharmacologiques et technologiques offriront de nouveaux triomphes. Seront-ils glorieux ?