L’éducation thérapeutique du patient est maintenant parfaitement intégrée dans les soins. Son champ d’application se situe essentiellement dans le domaine des maladies chroniques pour l’acquisition de compétences dans la gestion du traitement, en coopération avec les professionnels. En médecine ambulatoire, patients et soignants se heurtent actuellement aux difficultés du suivi avec sa part d’incertitude, lassitude et de pression économique. La médecine fondée sur les preuves (EBM) et les différents modèles en psychologie de la santé ne nous éclairent que partiellement le chemin. Un nouveau type de démarche réflexive est en train d’émerger. Cette réflexion devrait placer en son centre la notion de relation thérapeutique : entre science et existence. Nous résumons ici ce processus réflexif en cours d’une équipe interdisciplinaire regroupant sciences humaines, art et médecine.
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer
Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout; voyageur, il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier
Que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur! Il n’y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer
Poème traduit d’Antonio Machado (1875-1939)L’éducation thérapeutique du patient est une discipline qui fait maintenant partie intégrante des soins pour les maladies aiguës et chroniques. Cette démarche thérapeutique, centrée sur le patient, a obtenu la reconnaissance internationale grâce au travail de pionnier qu’a mené le Pr J.-P. Assal depuis le début des années 80. En 1998, sous le patronage du Pr J.-P. Assal, l’OMS Europe a défini les quatre axes principaux de cette discipline :
• il s’agit d’un processus permanent intégré dans les soins.
• Pour permettre au patient d’acquérir et conserver les compétences pour vivre optimalement sa vie avec sa (ses) maladie(s).
• Cette approche centrée sur le patient implique des activités organisées de sensibilisation, d’information, d’apprentissage de l’autogestion et de soutien psychologique, concernant la maladie et son traitement.
• L’éducation thérapeutique vise à aider les patients et leurs familles à comprendre la maladie et le traitement, à coopérer avec les soignants, à vivre plus sainement et à maintenir ou améliorer leur qualité de vie.
Actuellement, l’éducation thérapeutique est en pleine expansion avec unchamp d’application qui concerne essentiellement la maladie chronique. Des formations sont prodiguées pour les professionnels des soins et les médecins. Certificats et diplômes de formation continue sont maintenant disponibles dans plusieurs villes européennes et chaque année de nombreux soignants y participent. Cette discipline a par ailleurs permis d’établir des ponts avec d’autres sciences telles que la psychologie, la pédagogie, la sociologie et même la philosophie. L’éducation thérapeutique permet d’explorer d’autres approches de la personne souffrante comme par exemple l’art-thérapie ou l’approche narrative. Cette démarche thérapeutique est sans conteste indispensable pour la gestion de la maladie chronique. Cependant, elle reste associée pour la plupart des soignants à une activité groupale sur un mode ambulatoire ou chez des patients hospitalisés.
Après des séances d’éducation, le retour du patient auprès de son médecin traitant amène parfois à des sentiments contradictoires pour les deux partenaires. Le patient a le sentiment de mieux connaître sa maladie et son traitement mais, la part d’incertitude demeure dans la gestion du long terme. Le clinicien a maintenant en face de lui un patient mieux outillé pour faire face à la maladie chronique et pour la gestion de son traitement, mais un sentiment d’incomplétude persiste. Ce constat nous renforce dans l’idée que l’éducation thérapeutique est, certes indispensable, mais insuffisante dans la gestion du suivi à long terme. Notre questionnement n’a pas pour but de rejeter cette discipline mais elle part du vécu de nombreux soignants confrontés quotidiennement à la complexité du suivi de la personne porteuse de maladies chroniques. En effet, la médecine basée sur les dogmes de la médecine scientifique pose un réel problème de lecture et d’application sur le terrain. Notre démarche n’est pas de type dialectique afin de démontrer et/ou de réfuter la médecine selon Evidence based medicine (EBM) mais d’avoir une approche dialogique. Il s’agit d’établir un dialogue entre science et existence et de transformer des principes qui s’opposent en des principes qui se complètent (selon la définition d’Edgar Morin).
Dans ce but, nous avons constitué à l’Université de Lausanne un groupe interdisciplinaire pour réfléchir et organiser ensemble une formation dans l’accompagnement thérapeutique. C’est grâce à la création de ce groupe que cet article peut être rédigé. Il ne s’agit pas d’un produit fini mais d’un processus en construction. Ce groupe de travail est actuellement constitué du Pr J.-P. Assal, T. Assal, Pr V. Barras, Pr L. Benaroyo, Dr B. Cantin, J. Jeanmonod, S. Gallant, C. Gut, Pr I. Rossi et moi-même. Ces personnes viennent de différents horizons : médecine, sciences infirmières, histoire de la médecine, éthique médicale, philosophie des sciences, soins palliatifs, anthropologie, beaux-arts et pédagogie de l’adulte. D’autres intervenants vont probablement rejoindre le groupe comme le monde de la littérature ou, d’autres expressions artistiques. L’idée de base de cette démarche est de partir de la relation thérapeutique entre le Je et Tu dans le contexte de la médecine d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de faire du syncrétisme entre médecine, sciences humaines et le domaine des arts mais de remettre la relation au centre de tout acte thérapeutique. En effet, le patient ne peut être réduit à la simple dimension de la maladie et du traitement. Chaque personne a une identité plurielle. Réduire l’humain à une seule de ses identités est source d’intolérance. Ce type de réflexion est bien décrit dans Les identités meurtrières.1 Le prix Nobel d’économie A. Sen écrit dans son livre Identité et violence : «La division du monde en termes de religion et de civilisation engendre une vision solitariste de l’identité humaine… Cette approche solitariste est le plus sûr moyen de ne pas comprendre la majeure partie de nos semblables».2 Maladies et traitements sont sources de souffrance chez le patient mais elles sont aussi souvent niées (ou non reconnues) par le soignant. Cette souffrance présente de multiples dimensions admirablement commentées par E. J. Cassel.3 Le travail de marathonien de la médecine du suivi chronique nécessite à notre avis d’autres regards sur la médecine ainsi que d’apprendre à manipuler d’autres outils pratiques. Tel est le but de cette future formation dans l’accompagnement thérapeutique qui devrait démarrer en automne 2009.
La création de cette formation s’est faite à l’aide d’un groupe de réflexion autour de la médecine contemporaine et une des premières questions que nous pouvons nous poser est : qu’est-ce que la médecine ? Quelques citations venues de penseurs d’autres temps peuvent nous éclairer.
Commençons par Aristote qui s’exprime sur ce sujet dans son livre La Métaphysique : «… si le médecin ne possédait que la notion rationnelle, sans posséder aussi l’expérience, et qu’il connût l’universel sans connaître également le particulier, il courrait bien des fois le risque de se méprendre dans sa médication, puisque, pour lui, c’est le particulier, l’individuel, qu’il s’agit avant tout de guérir». Ainsi s’exprimait Aristote, fils du médecin Nicomaque, il y a plus de 23 siècles. Cette médecine issue de la pensée hippocratique était essentiellement fondée sur l’observation et le raisonnement. Elle est à l’origine de notre médecine en donnant notamment un cadre théorique où les dieux n’intervenaient plus. La médecine hippocratique intégrait aussi un principe éthique notamment dans le serment d’Hippocrate. Vingt-trois siècles plus tard, ne sommes-nous pas actuellement confrontés au même défi face à l’omniprésence de la déesse science, source de toutes vérités démontrables et quantifiables ?
La médecine fondée sur les preuves (EBM) est une discipline toute récente qui remonte à 1992 avec son texte fondateur.4 Les premiers mots de cet article princeps sont très percutants : «A new paradigm for medical practice is emerging. Evidence-based medicine de-emphasizes intuition, unsystematic clinic experience, and pathophysiological rational as sufficient grounds for clinical decision making…». Cet outil plutôt que ce paradigme est certes très utile dans nos décisions thérapeutiques mais ne remplace en rien la relation thérapeutique et l’expérience personnelle du soignant. Annoncer l’émergence d’un nouveau paradigme, c’est déclamer une nouvelle vision du monde. Or, le recul de vingt ans avec l’EBM, montre les limites de cette démarche scientifique. Les profils des patients publiés dans les grands essais cliniques correspondent à environ 10% à 20% des patients suivis par les médecins de premiers recours. Personne ne peut actuellement nier la vitrine offerte par l’EBM à l’industrie pharmaceutique pour faire passer les nouveaux produits. La philosophie même de la méta-analyse révèle une aporie philosophique : l’hétérogénéité des données doit être contrôlée et rejetée dans la méta-analyse, alors qu’elle fait partie du quotidien de la pratique clinique. Il devient important de remettre l’EBM à sa juste place. Laissons la parole à une philosophe andalouse M. Zambrano : «La médecine a eu, même de nos jours, une importante dimension expérimentale en s’exerçant face à un malade et non pas face à une maladie, ou face à une maladie chez un malade. La connaissance universelle ne lui suffit pas, il faut qu’elle parvienne à la connaissance de l’individu, de cela qui ne peut entrer dans la science selon Aristote».5 En effet dans sa métaphysique Aristote classait le savoir en trois catégories, le savoir de l’expérience, le savoir de l’art et le savoir scientifique. Nous pouvons peut-être nous contenter de cette définition de la médecine que nous devons à une philosophe écrivaine française L. L. Lambrichs : «… il n’existe pas en médecine une vérité unique mais une multitude de vérités valables dans des champs spécifiques et limités qu’il importe de définir… Quoi qu’on en dise, la médecine, même celle de notre siècle, n’est pas une science : elle est un ensemble de savoirs et de pratiques ayant pour but le traitement des malades ainsi que la conservation et l’amélioration de la santé… elle est encore, et restera d’une certaine manière toujours, un mélange inextricable de science, de technique, d’artisanat et d’art».6 Réduire la médecine à une seule de ces dimensions, c’est nous priver de ce qui fait la richesse de notre métier.
Le paradigme de la rationalité et du cartésianisme est le modèle dominant de notre médecine. Le sujet connaissant est dissocié de l’objet à connaître. Pourtant, Freud, Balint et bien d’autres psychothérapeutes nous ont révélé des phénomènes tels que le transfert, le contre-transfert qui se produisent lors de la consultation individuelle. Pour motiver nos patients à l’adhésion thérapeutique pour la gestion de la maladie chronique, de très nombreux modèles tirés essentiellement de la psychologie médicale sont actuellement utilisés. Ces différents modèles puisent leurs références notamment dans les besoins de la personne, la résistance au changement, l’auto-estime et la quête de sens. Nous appliquons ces différents modèles à notre vis-à-vis, mais nous passons à côté de l’essentiel : c’est la relation qui est thérapeutique ! M. Balint avait coutume de dire : «Le remède le plus fréquemment utilisé pour guérir les patients est le médecin lui-même. Malheureusement, nous ne disposons pas encore de pharmacologie, ni de toxicologie pour ce médicament important». Cette relation se matérialise dans un contexte unique de la rencontre de deux personnes avec des trajectoires personnelles. Comment pouvons-nous imaginer cette relation ? «C’est dans le lien du je-tu, sur l’axe du je-tu qu’on découvrira les véritables caractères de l’homme» nous dit G. Bachelard dans sa préface du livre Je et Tu de M. Buber.7 L’accompagnement doit notamment s’enraciner selon le Pr L. Benaroyo dans l’éveil de la responsabilité éthique face à la souffrance et la mort (P. Ricœur) et d’un éveil éthique (E. Levinas).8 L’accompagnement est plus qu’une relation. Accompagner, c’est marcher avec son compagnon, partager son pain avec l’autre, c’est le partage de compétences professionnelles avec ouvertures et attention à l’autre nous rappelle M.-F. Bonicel qui est à la fois diplômée en sciences politique et économique, psychologue, psychothérapeute et auteur de nombreux articles et livres. Elle nous révèle l’importance de l’alchimie relationnelle avec la nécessité de la communauté de sens. Le partage de nos représentations ne doit-il pas faire partie du dialogue avec notre patient (figure 1) ? «La souffrance fait partie de la condition humaine, de l’existence et se traite par l’existence». Au-delà du savoir-être, il y a simplement être avec notre patient. Elle nous rappelle l’absolue nécessité d’une posture éthique réflexive. Ce chemin de l’accompagnement est une relation asymétrique selon E. Levinas : besoin que nous ne pourrons pas complètement satisfaire chez notre patient en souffrance. M.-F. Bonicel nous propose une cons tante attitude intérieure personnelle pour savoir s’ajuster, donner des repères, éclairer le chemin, précéder, porter la charge et savoir cheminer à coté. L’accompagnement thé rapeutique vit dans le monde de l’incertitude où il faut improviser, créer constamment pour ne pas tomber dans l’ennui ou dans des labyrinthes sans issue. La science n’a pas la réponse pour l’existence et la gestion de l’incertitude. Dans le cadre de cette formation, différents sujets théoriques et pratiques seront explorés (tableau 1). Ces différents thèmes devraient permettre aux soignants d’avoir d’autres ressources théoriques et pratiques sur le long chemin sinueux de l’accompagnement. Finissons par deux citations d’Héraclite : «N’étant pas versés dans l’écoute, ils ne savent pas non plus parler» ; «Si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le découvrira pas, lui qui est inexplorable et sans accès».
> L’éducation thérapeutique doit faire partie de la gestion des maladies aiguës et chroniques
> La souffrance ne se réduit pas uniquement à la douleur et à la dimension psychologique
> Même en médecine, la science ne répond pas aux besoins de soins de nos patients
> L’accompagnement thérapeutique implique de remettre au centre de la médecine, la notion de relation entre patient et soignant et ses multiples dimensions sociales, affectives, psychologiques et spirituelles
> Etre formé à d’autres sciences, telles l’éthique réflexive, la philosophie médicale, est indispensable dans l’accompagnement thérapeutique
> La formation spécifique dans le domaine de l’accompagnement thérapeutique apparaît donc comme une nécessité et un complément à l’éducation thérapeutique
Therapeutic education is now perfectly integrated in caring and medicine. Its field of application is primarily in chronic diseases for the acquisition of competences in the management of treatments, in co-operation with health professionals. In ambulatory medicine, patients and health professionals are currently running up against the difficulties of the long term follow-up with its part of uncertainty, lassitude and economic pressure. EBM and the various models of health psychology light us only partially the way. A new type of reflexive step is emerging. This way of thinking should place in its center the concept of therapeutic relation : between science and being. We summarize here our reflexive process in the course of an interdisciplinary team gathering social sciences, art and medicine.