Tout est hostile dans cette démarche. L’OFSP qui lance une consultation sur un projet de révision de la liste des analyses médicales, et surtout de leur tarif, juste avant l’été, histoire que tout le monde soit en vacances (vieille stratégie politique). Le temps de réponse ridiculement court : jusqu’à mi-août (on n’essaie même pas de faire croire qu’on consulte). L’absence de traduction du projet en français (pas la peine de la jouer fédéral, dans ce dossier où de toute façon on se fiche complètement de l’avis de partenaires de discussion).
Surtout qu’il ne s’agit pas d’une révision banale mais du torpillage des structures actuelles. En moyenne, 50% de baisse de la rémunération. Les laboratoires des cabinets médicaux seront les premiers touchés (en Suisse, ces petits laboratoires sont remboursés au même tarif que les très grands). Plus que touchés : ils seront coulés. Impossibles à rentabiliser. Faire du labo au cabinet médical, ce sera « payer pour travailler » résume C. Imobersteg, dans une excellente lettre au BMS.
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Cette fois-ci, donc, l’administration Couchepin ne fait plus dans la dentelle. Finis, les faux-semblants. Les discussions préliminaires avaient été longues, les différents partenaires croyaient avoir été écoutés. Ils avaient présenté le coût brut de chaque type d’analyse, pondéré par le prix des locaux, les investissements nécessaires, etc. L’ensemble semblait cohérent. Mais la diminution des points que l’OFSP annonce est si éloignée des conclusions de ces travaux qu’elle les fait ressembler à des rites destinés à amuser la galerie démocratique.
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S’agit-il d’une simple maladresse de l’OFSP, dont les chefs (y compris le chef suprême) se sont laissés entraîner par des économistes qui ne connaissent à peu près rien à l’affaire ? Ou le but – plus ou moins caché, en tout cas inavoué – est-il d’enlever tout intérêt à la pratique médicale en cabinet ? Autrement dit, de casser cette vieille institution aux membres peu contrôlables, ces râleurs de médecins de premier recours, qui donnent des boutons à tous les planificateurs ? Voilà la première question à résoudre. Les indices plaident plutôt pour l’action concertée et politiquement soupesée. Cela ne peut plus durer, doit-on estimer dans la haute administration, que des médecins agissent seuls, loin des grands mouvements industriels et économiques, mal maîtrisables donc (ce qui rend folles les caisses-maladie), indépendants d’esprit, mélangeant la parole et la technique, l’approche culturelle et la pratique scientifique. L’idée n’est probablement même pas de favoriser les cabinets de groupe, les grands labos ou le managed care. Mais de normaliser la médecine. D’en faire un secteur industriel comme un autre.
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De cette disparition du laboratoire au cabinet médical – si l’OFSP persiste ou même ne recule que partiellement – découlerait un cortège d’inconvénients : fin de la prise en charge des urgences par les cabinets (dont le labo est un outil essentiel), mise au chômage d’une partie des assistantes médicales. Augmentation du nombre de consultations et des déplacements de personnes (il faudra faire revenir les patients), baisse de la qualité des soins (certains traitements seront commencés dans l’incertitude, ce que le laboratoire in situ aurait permis d’éviter). Au tarif que propose l’OFSP, il n’est même pas sûr que les hôpitaux de taille moyenne continuent de faire du laboratoire. Et de tout cela, voyez-vous, personne ne semble avoir calculé le coût économique et humain.
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Mais le pire, sans doute, c’est l’absurdité de cette révision dans une perspective d’avenir. Que Pascal Couchepin et ses épigones obsédés par les économies jettent un œil autour d’eux : les technologies ne cessent de se développer et de se simplifier. Certes, la médecine de premier recours n’est pas d’abord une discipline technique. Mais elle doit absolument profiter des nouveaux développements en matière de diagnostic – et cela au cœur même de son exercice, c’est-à-dire sur le lieu de soin – sous peine d’être larguée dans un proche futur. On arrivera à cette situation paradoxale que le généraliste aura moins d’outils à sa disposition que le simple citoyen (qui se voit proposer une palette croissante de kits utilisables à domicile). Ce n’est pas sérieux. A la médecine de premier recours, le système de santé doit garantir un suivi de l’évolution technique. Autrement dit non seulement assurer un remboursement correct des analyses (et autres techniques, telles que radiologie et ECG) qu’elle utilise déjà, et qui toutes sont menacées, mais aussi faciliter l’entrée de nouvelles qui ont un sens dans le cadre de son activité.
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Pour le moment, la réaction des médecins reste discrète. Alors que la FCMH s’agite, diffuse ses communiqués urbi et orbi, que les grands labos d’analyses se fendent d’études montrant qu’ils vont devoir licencier et délocaliser (même eux, donc, semblent inquiets), la FMH sort un petit texte au titre plein de retenue : « Des économies mal placées ». Il aurait été plus exact de titrer : « La fin de la médecine de premier recours romande ».
Romande ? Romande seulement ? Oui, parce que l’alémanique a encore la propharmacie pour faire vivre l’entreprise du cabinet, et ce n’est pas rien. N’oublions pas cette formidable disparité entre praticiens romands et alémaniques, qui fausse toutes les statistiques et empêche les comparaisons. Un généraliste appenzellois vit avec un point plus bas que son confrère genevois, sauf qu’il augmente substantiellement son chiffre d’affaires et sa marge avec les médicaments. Il peut ainsi payer son assistante, analyses ou pas. Il ne faut pas souhaiter une évolution de la Suisse romande vers la propharmacie, pratique rétrograde qui pose de sérieuses questions de conflits d’intérêts. Mais d’un autre côté, nous ne pouvons pas rester un même pays, dont la médecine est régie par des mêmes lois fédérales, dont les médecins subissent les mêmes attaques, avec une asymétrie d’aussi grande importance stratégique. Donc : soit les Alémaniques arrêtent, soit les Romands revendiquent la chose.
La question n’est pas qu’économique. Elle a des conséquences politiques. Peut-être que, s’ils n’avaient pas la compensation de la propharmacie, les médecins de premier recours alémaniques seraient plus clairvoyants et pugnaces face à l’irrationnel détricotage de leur profession.
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Ressaisissons-nous. La concertation, en Suisse, et en médecine, c’est du pipeau. Dans la plupart des pays, les praticiens sont considérés. Chez nous, c’est le degré zéro du respect politique. Cela doit changer. Il est temps pour les médecins de dire stop. D’arrêter de participer sagement à toutes les commissions – comme celle qui entourait l’OFSP pour les prix du laboratoire et dont les conclusions ont fini dans le broyeur de papier. D’exiger une véritable discussion. Non pas que l’OFSP ou Pascal Couchepin cèdent à toutes leurs revendications. Mais qu’ils acceptent d’avancer intelligemment vers un mieux qui repose sur des preuves.
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Mais surtout, ils doivent exiger deux choses, désormais. D’abord que soit définie une philosophie globale du système de santé. En particulier que soit assignée une place à la médecine de premier recours. Ensuite, qu’il en découle une feuille de route concrète. La médecine suisse a un criant besoin de clarté. Rien de plus démotivant, et écœurant, que d’assister un jour à des salamalecs gluants devant la médecine générale. Et de voir, le lendemain, les mêmes laudateurs lui asséner dans le dos un coup de poignard capable de la tuer.