Depuis plus de dix ans, une collaboration entre pharmaciens d’officines et médecins institutionnels s’efforce de garantir un accès aux médicaments pour les personnes les plus précaires du canton de Genève. Basé sur le tri puis la distribution gratuite de médicaments non utilisés (MNU) retournés dans les pharmacies du canton, ce partenariat est inscrit dans le réseau privé/public de lutte contre la précarité. Cet article présente le fonctionnement de la Pharmacie du cœur, les enjeux contemporains liés aux dons des MNU et les avantages que médecins et pharmaciens tirent de cette coopération originale.
Le souci de favoriser un accès aux médicaments pour les plus démunis est ancré dans l’histoire de la médecine et de la pharmacie d’officine. Au XVIIIe siècle par exemple, un manuel de médicaments faciles à préparer, écrit par des médecins d’Orléans et destiné aux personnes charitables qui distribuent des remèdes aux pauvres dans le villes & les campagnes, fait mention d’un partenariat avec les apothicaires du Royaume. Ces derniers s’engageaient à fournir des médicaments à moindre prix aux soignants charitables (essentiellement des religieuses) effectuant des consultations gratuites.1
De nos jours en Suisse, malgré un système de protection sociale développé, la précarité socio-économique peut engendrer un manque d’accès aux soins.2,3 Cet article présente une collaboration, initiée il y a plus de dix ans à Genève, entre des pharmaciens d’officines et le Service de médecine de premier recours (SMPR) des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Axé, d’une part sur la problématique de l’accès aux soins et, d’autre part sur celle des médicaments non utilisés (MNU), ce partenariat cherche à concilier ces deux thèmes en mettant des médicaments gratuits à disposition des personnes les plus précaires du canton. Les avantages et les limites de cette collaboration seront abordés en décrivant le cadre général du réseau socio-sanitaire genevois de lutte contre la précarité et l’exclusion sociale.
La Pharmacie du cœur est une association à but non lucratif fondée en 1998. Elle se donne pour objectif de récupérer et trier les médicaments retournés dans les officines de pharmacies genevoises et de les mettre gratuitement à disposition des résidents les plus défavorisés du canton.
Cette initiative est apparue sur fond de polémique concernant les MNU alors essentiellement destinés aux pays en développement. L’OMS, en collaboration avec plusieurs organisations humanitaires, a en effet édicté en 1996 des principes directeurs applicables aux dons de médicaments.4,5 Sans interdire formellement l’envoi de MNU pour le Tiers Monde, ce document met en avant les difficultés de gestion et de traçabilité lors d’une telle entreprise (date de péremption, conditions de stockage, risque de marché noir), souvent confiée à des non-professionnels, et souligne les risques d’envois de médicaments inadaptés aux besoins locaux. Le projet des pharmacies du cœur s’inscrit en réponse à ces problématiques.
Ce projet nécessitait en premier lieu la recherche de partenaires médicaux impliqués dans la problématique des inégalités dans l’accès aux soins et en contact direct avec les populations visées. Le SMPR, dont une des missions historiques est de s’occuper des personnes dont l’accès au système de soins n’est pas assuré, s’est à ce titre imposé comme partenaire privilégié.6 Il apparut clairement, lors de la mise en place du partenariat, que la pharmacie du cœur ne devait servir que les personnes vivant dans une situation d’extrême précarité, excluant d’emblée tout individu assuré selon la loi sur l’assurance maladie (LAMal), ou pouvant faire valoir des droits à un accès aux soins ou à des prestations sociales et financières (par exemple : requérant d’asile, personnes assistées par l’AI ou l’OCPA, etc.). Les populations cibles comprenaient donc par ordre d’importance : les personnes sans permis de séjour ni assurance maladie (sans-papiers) et les grands marginaux vivant le plus souvent sans domicile fixe. Au printemps 2004, la réforme de la loi sur l’asile a créé une troisième catégorie de bénéficiaires : les demandeurs d’asile frappés d’une décision de non-entrée en matière (NEM), qui n’ont droit qu’à une aide d’urgence et ne bénéficient plus d’une affiliation à une caisse-maladie. Deux structures du SMPR sont au contact de ces populations et fournissent des consultations médico-infirmières gratuites : le Programme santé migrant (PSM) et l’Unité mobile de soins communautaire (UMSCO). Le PSM suit les personnes NEM alors que l’UMSCO cible son activité sur la population des sans-papiers et des grands marginaux. Basées sur un fonctionnement interdisciplinaire (infirmières, médecins, assistants sociaux) ces deux entités sont en contact étroit avec l’ensemble du réseau social de lutte contre l’exclusion (figure 1).
L’intérêt des MNU tient dans ce fait : une proportion non négligeable de ce qui est retourné en pharmacie est constitué de médicaments non périmés, bien préservés, voire non ouverts.7,8 Des données françaises, fournies par une association regroupant pharmaciens, grossistes et entreprises pharmaceutiques (Cyclamed), font ainsi état de plusieurs millions de boîtes de médicaments réutilisables chaque année. Ces emballages, satisfaisant les principes directeurs de l’OMS, sont mis à disposition d’une quinzaine d’organisations humanitaires.9 Une étude anglaise, menée auprès de 910 clients rapportant des MNU, a montré que 53,2% des 4934 emballages retournés n’étaient soit pas ouverts, soit complets et/ou bien conservés et que pour 25% d’entre eux, la date de péremption était à plus de six mois.7 Il est intéressant de noter que les raisons de retour des MNU sont liées en premier lieu aux changements ou arrêts de prescription par le médecin, aux surplus de médicaments à domicile, au décès du client, à la date de péremption franchie ou la présence d’effets indésirables.7,8
En Suisse, les MNU sont considérés comme des déchets ménagers spéciaux et soumis aux lois fédérales, cantonales et communales qui régulent leur recyclage. En raison de leurs propriétés physico-chimiques, ces produits sont dangereux pour nos écosystèmes et doivent être ramenés à la pharmacie, point de départ du recyclage.
Les pharmacies du cœur interviennent au début de ce processus en collaboration avec les autres officines du canton. Ces dernières effectuent un premier tri de la pharmacopée en éliminant d’emblée les formes galéniques inadaptées pour la réutilisation du fait de leur faible pouvoir de conservation (collyres, crèmes, solutions buvables, sirops). Les produits potentiellement réutilisables sont transmis aux deux pharmacies du cœur qui effectuent un second tri, basé sur des critères plus stricts et se chargent de stocker les MNU utilisables. Malgré la grande stabilité de nombreuses formes galéniques plusieurs années après leur péremption,10 seuls les médicaments ayant au moins six mois de validité sont récupérés. Selon nos estimations, seuls 10% des médicaments arrivant à la pharmacie du cœur sont finalement conservés. La figure 2 résume ce processus de tri et détaille les principales classes thérapeutiques régulièrement présentes dans les stocks.
Pour se faire délivrer des médicaments par la pharmacie du cœur, le patient doit posséder une ordonnance spécifique. Celle-ci permet au pharmacien de s’assurer que le bénéficiaire est passé par le SMPR et que sa situation médicale, sociale et économique a été évaluée. Ce principe constitue la base du partenariat et confère au SMPR un rôle de gatekeeper dans la délivrance des ordonnances pharmacies du cœur.
Le recours aux services de la pharmacie du cœur est soumis à des conditions dont les soignants du SMPR sont les garants. A ce titre, on distingue la situation des usagers NEM de celle des usagers UMSCO (figure 3). Les NEM, dont les ressources financières sont très faibles, ont accès sans autre évaluation aux pharmacies du cœur via le PSM. Les usagers de l’UMSCO bénéficient d’une évaluation de leurs ressources financières par le personnel soignant et social de l’Unité, et le prix des traitements prescrits (y compris les taxes) est abordé. Un nombre significatif d’usagers prend en charge les frais de pharmacie de manière complète ou partielle. En cas de précarité importante, l’ordonnance est validée «UMSCO pharmacie du cœur» et l’usager bénéficie des médicaments du stock du cœur. Le patient peut être invité à payer une partie des médicaments qui ne sont pas en stock à hauteur de dix ou vingt francs. Le SMPR prend en charge la quote-part restante.
Il est clairement apparu dès le début du projet que certains médicaments ne sont jamais en stock : médicaments à faible pouvoir de conservation, médicaments «de pointe» et spécialités rares. Cette limite importante illustre la difficulté majeure à trouver une adéquation entre offre et demande lors de toute initiative cherchant à réutiliser des MNU. Malgré cet obstacle, les stocks disponibles permettent d’honorer – entièrement ou partiellement – environ la moitié des ordonnances validées par le SMPR. Cet excellent résultat, bien que perfectible, est principalement dû au fait que les affections diagnostiquées dans ces populations précaires sont similaires à celles d’une population générale, qui consomme généralement beaucoup de produits pharmaceutiques.
Depuis sa création, la pharmacie du cœur a vu le nombre de bénéficiaires augmenter de manière régulière atteignant une taille critique compte tenu de ressources humaines et logistiques limitées pour son fonctionnement.
Une évolution récente concerne les patients soumis à l’article 64a (LAMal), introduit en 2006, qui autorise les assurances maladie à suspendre la prise en charge des prestations en cas de retard de paiement.2 Plusieurs centaines de personnes se sont ainsi vues bloquer leur carte de pharmacie à Genève. Sur demande du Conseil d’Etat genevois, le SMPR et les pharmacies du cœur ont garanti l’accès aux médicaments prescrits en sollicitant une partie des stocks du cœur. Cet état de fait a donc rompu une des limites naturelles du système, à savoir l’absence d’assurance maladie comme condition d’accès aux stocks du cœur. Ceci révèle malheureusement une fâcheuse tendance du système de santé suisse à accentuer les inégalités face à l’accès aux soins.2
Hormis le fait de proposer des MNU à des personnes autrement exclues de l’accès aux médicaments, ce partenariat contribue à enrichir la pratique du médecin et du pharmacien, favorisant une approche interdisciplinaire (tableau 1 ). Afin d’améliorer la gestion et l’utilisation des MNU, des rencontres régulières entre partenaires permettent d’aborder les difficultés rencontrées par chacun. Ces moments sont l’occasion de faire le point sur les stocks disponibles et d’optimaliser leur gestion. Il s’agit par exemple de s’entendre sur les possibilités de substituer les différentes formes de fer oral, de laxatifs de même famille, ou encore sur les possibilités de ne fournir qu’une quantité limitée de produits dans l’attente qu’un nouvel arrivage de MNU complète un traitement chronique. La substitution thérapeutique entre inhibiteurs de la pompe à protons est aussi favorisée en suivant les équi-doses établies par l’OMS.
Les médecins en formation sont directement et précocement en contact avec le pharmacien facilitant ainsi «une pédagogie du partenariat» essentielle à l’heure des organisations en réseau.11 Une sensibilisation à l’économie du médicament, à l’utilisation de génériques, ou encore aux aspects écologiques de la prescription sont des acquis essentiels pour les futurs praticiens.
La relation médecin-pharmacien constitue l’une des pierres angulaires de la pratique ambulatoire. Qu’elle se situe à l’échelle du cabinet médical ou dans le cadre plus large des «cercles de qualité» cherchant à améliorer la prescription,12 ce partenariat favorise la qualité et l’efficience des soins.
Les MNU soulèvent de nombreuses questions que ces deux professions auraient également de la peine à résoudre isolément. Nous avons évoqué ici la question d’une prescription mieux adaptée pour éviter le gaspillage, les aspects éthiques (équité, durabilité) et pratiques liés aux dons des MNU, ou encore les liens entre précarité et accès aux médicaments. Seules des coopérations interdisciplinaires permettront d’amener des réponses adéquates à ces importants enjeux.
> Les médicaments non utilisés (MNU) retournés en pharmacie sont souvent non périmés, bien conservés, voire non ouverts donc réutilisables
> Les processus permettant l’usage des MNU sont à valoriser pour autant qu’ils soient sous le contrôle de professionnels de la santé et qu’ils répondent aux principes cadre de l’OMS
> A Genève, des MNU sont destinés aux personnes précaires dans l’impossibilité économique ou administrative de contracter une assurance maladie. Ceci dans le cadre de l’association des pharmacies du cœur
> La réflexion sur l’emploi inadéquat (voire le gaspillage) des médicaments concerne l’ensemble des professionnels de la santé et doit inciter à développer des collaborations interprofessionnelles
For more than ten years in Geneva, a partnership between community pharmacies and health care workers in the public sector guarantees a better access to medications for people living in poverty and without health insurance. After a carefully selection, unused medicines are distributed to selected groups of persons in need. This partnership is fully integrated in the local public/private network of institutions active in the fight against inequalities towards access to care.