La prévalence de l’insuffisance rénale augmente avec l’âge de la population et complique la prescription. Peu d’études s’intéressent à la prise en charge médicamenteuse optimale dans l’insuffisance rénale, y compris dans le domaine important de la douleur. Nous proposons un algorithme, basé sur la littérature actuelle, qui permet de choisir l’analgésique en fonction du degré d’insuffisance rénale. L’adaptation posologique des différents analgésiques les plus couramment utilisés, du paracétamol aux opiacés en passant par les anti-inflammatoires non stéroïdiens, est discutée.
«En ce qui concerne la douleur, je ne puis me convaincre qu’elle élève, et les hommes que j’ai vu souffrir m’ont toujours paru enfermés dans leur douleur et non point ouverts sur des vues cosmiques.
Si la douleur élève, je voudrais savoir vers quoi.»
Henri Laborit 1914-1995La prise en charge de la douleur est complexe. La maîtrise des bases pharmacologiques permet de choisir l’antalgique adéquat et de minimiser les effets secondaires liés à une maladie préexistante ou à une interaction médicamenteuse. Ceci est d’autant plus important chez les patients souffrant d’une maladie rénale chronique puisque la plupart des analgésiques et/ou leurs métabolites peuvent s’accumuler en cas d’insuffisance rénale aiguë (IRA) ou chronique (IRC). Selon les statistiques américaines, le vieillissement de la population va entraîner une augmentation des patients avec IRC et le problème de l’adaptation posologique des médicaments va se poser de plus en plus souvent.1 En Suisse, le nombre de patients présentant une IRC sévère à terminale peut être évalué à environ 25 000 personnes.
Le but de cet article est de rappeler les grandes lignes de la prise en charge de la douleur, de donner la définition d’une IRC et d’aborder les concepts de pharmacocinétique utiles à l’adaptation posologique. Il propose ensuite un algorithme théorique pour aider à la prescription en fonction de l’atteinte rénale et discute le paracétamol, les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) et les opioïdes dans l’IRC.
Selon la définition de l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP), la douleur est «une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel, ou décrite en termes d’un tel dommage» (www.iasp-pain.org). Classiquement, selon les mécanismes générateurs, on évoque trois types de douleurs qui peuvent se combiner : les douleurs par excès de nociception, les douleurs neurogènes et les douleurs psychogènes. Cette distinction est importante puisque c’est sur elle que repose le choix d’utiliser un antalgique «classique», tel que le paracétamol, les AINS ou les opioïdes pour la douleur nociceptive ou des coantalgiques tels des antidépresseurs ou des anticonvulsivants pour la douleur neuropathique.
Pour la douleur nociceptive, la progression en puissance des antalgiques se fait de manière graduée selon l’échelle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a été élaborée au départ pour traiter les douleurs nociceptives cancéreuses (www.who.int/cancer/palliative/painladder/en/index.html). Cette échelle de trois niveaux permet de choisir un analgésique en fonction de l’intensité de la douleur. Au cours du traitement, les analgésiques doivent être constamment adaptés à la clinique et à l’intensité des douleurs.
La prise en charge spécifique des différents types de douleurs ainsi que l’utilisation de coanalgésiques ou d’alternatives thérapeutiques dépassent le cadre de cette revue et nous invitons le lecteur intéressé à consulter le site internet «Réseau douleur» des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) pour plus d’informations (http://reseaudouleur.hug-ge.ch).
La présence d’une insuffisance rénale affecte la pharmacocinétique de la plupart des médicaments ainsi que de leurs métabolites d’où l’importance de mesurer et de savoir évaluer la fonction rénale.
La fonction globale du rein est quantifiée par la filtration glomérulaire. Pour une substance librement filtrée et complètement éliminée par le rein, la clairance de cette substance (habituellement définie comme le volume de plasma virtuellement épuré de cette substance par unité de temps) est égale au taux de filtration glomérulaire (GFR).
Les K/DOQI (Kidney disease outcomes quality initiative) définissent l’IRC comme une atteinte rénale ou une baisse du GFR d’une durée d’au moins trois mois. Les cinq stades d’IRC des K/DOQI sont basés sur le GFR (tableau 1).
En pratique, l’estimation du GFR est calculée à partir de la valeur de la créatinine sérique en utilisant des équations qui tiennent compte de l’âge, du sexe, de la race et du poids du patient. Pour que cette estimation soit valide, la fonction rénale doit être stable et la créatinine sérique constante, ce qui n’est pas le cas dans l’IRA.
Les K/DOQI proposent d’utiliser soit la formule traditionnelle de Cockroft et Gault, soit l’équation simplifiée tirée de l’étude MDRD (Modification of diet in renal disease study) pour calculer le GFR.2 Ces équations sont accessibles via internet sous www.kdoqi.org (GFR calculator). L’équation de Cockroft et Gault est adéquate chez les patients sans maladie rénale ou avec une atteinte modérée de la fonction rénale (GFR > 30 ml/min). Elle ne doit pas être utilisée pour un GFR < 30 ml/min/, car elle risque de le surévaluer.
Les modifications de la pharmacocinétique les plus fréquemment rencontrées en cas d’IRC sont une diminution de l’élimination des substances et/ou de leur métabolite puisque le rein est l’organe clé de l’excrétion médicamenteuse. La diminution du GFR et l’allongement de la demi-vie vont ainsi généralement de pair.3 En outre, l’IRC modifie la réabsorption et la sécrétion tubulaire des substances. La phase d’absorption et la fonction métabolique sont, dans une moindre mesure, également altérées. Il convient donc de respecter les précautions suivantes lors de toute prescription à un patient insuffisant rénal:
1. en premier lieu, il faut noter l’importance de la vérification de l’indication en tenant compte du rapport bénéfice/risque du médicament.
2. Les traitements à marge thérapeutique large et les traitements essentiellement éliminés par voie non rénale doivent être privilégiés.
3. L’évaluation de la fonction rénale sera faite selon la formule MDRD avec ses limites déjà discutées ci-dessus.
4. Le schéma posologique standard sera ensuite modifié en fonction du GFR. La dose pourra être diminuée et/ou l’intervalle posologique augmenté.
5. Malgré toutes ces mesures, la surveillance du malade reste prioritaire en raison des risques de toxicité. L’effet analgésique sera donc évalué cliniquement, par exemple, par l’échelle visuelle analogique (EVA). Les effets indésirables propres à chaque substance seront recherchés.
Sur la base de la pharmacocinétique des différents analgésiques, des ouvrages de références (www.uptodate.com), des données de la littérature et des monographies (www.documed.ch), nous avons établi un algorithme permettant le choix d’un analgésique en fonction du niveau d’insuffisance rénale (figure 1).4-7 Trois niveaux d’IRC selon le GFR ont été retenus pour notre algorithme :
un GFR inférieur à 30 ml/min correspondant à une IRC de stade 4 (sévère) à 5 (terminale) selon les K/DOQI, pour lequel l’échelle de l’OMS est remplacée par une échelle dite «sûre» avec trois paliers «adaptés».
Un GFR supérieur à 60 ml/min, permet la prescription de n’importe quel analgésique selon l’échelle «classique» de l’OMS.
Un GFR entre 30 et 60 ml/min, correspondant à une IRC de stade 3 (modérée), pour lequel le choix doit se faire entre l’échelle «sûre» et «classique». La présence de comorbidité(s), d’une IRA ou d’une incertitude quant au GFR incitera le clinicien à choisir l’échelle «sûre». En l’absence de ces conditions, il adaptera la posologie des différents analgésiques de l’échelle «classique» (tableau 2).
Un autre facteur compliquant le choix posologique des analgésiques en cas d’IRC est la présence de comorbidités multiples. L’âge est également un facteur important, puisque au-dessus de 70 ans le nombre de comorbidités est de 5 contre 2,5 pour les moins de 70 ans.8 Ces patients nécessitent alors plusieurs traitements qui peuvent interagir et modifier la pharmacocinétique des analgésiques et souvent, plusieurs médicaments sont en compétition pour une même voie d’élimination. Des études ont montré que le risque d’effets secondaires dus aux interactions médicamenteuses est plus important dans cette population de patients avec IRC.9,10
Les effets rénaux des AINS sont médiés par l’inhibition de la cyclooxygénase (COX) qui diminue la synthèse des prostaglandines (PG). En cas de diminution du GFR, cette inhibition peut provoquer une vasoconstriction excessive et une diminution du débit sanguin rénal.
Les patients souffrant d’IRC sont donc à risque élevé de développer des effets secondaires importants tels que : aggravation de l’insuffisance rénale, hypertension artérielle mal contrôlée, hyponatrémie, ou hyperkaliémie. L’utilisation concomitante de bloqueur du système rénine-angiotensine-aldostérone et/ou de diurétiques augmente également ce risque. En raison de ces complications, l’utilisation des AINS à long terme doit être proscrite dans cette population de patients. Si l’indication à un traitement par AINS est malgré tout retenue chez un patient souffrant d’une diminution du GFR, il faut savoir que celle-ci n’influence pas les taux sériques de l’indométhacine, de l’ibuprofène, du diclofénac et du piroxicam.11-15 On suivra dès lors la fonction rénale et le traitement sera le plus court possible.
Le paracétamol est un métabolite actif de la phénacétine. Il est de loin l’antalgique le plus utilisé à travers le monde. Il a une action analgésique et antipyrétique. Bien que découvert il y a plus de 100 ans et utilisé intensément depuis environ 50 ans, son mécanisme d’action n’est pas encore totalement élucidé. Il pourrait agir de différentes manières : comme inhibiteur de la synthèse de prostaglandines (COX-2 ou 3 ?), comme bloqueur de la synthèse du monoxyde d’azote (NO) ou en renforçant le système sérotoninergique par l’intermédiaire d’un récepteur endocannabinoïde (CB1).16-19 Ces différentes hypothèses sont encore sujettes à discussion.
Une atteinte rénale liée au paracétamol se produit presque exclusivement dans le cadre d’une overdose.20 Cependant, certains patients alcooliques sont plus à risque, même aux doses thérapeutiques usuelles. Il n’y a pas d’évidence que l’acétylcystéine, donnée pour l’atteinte hépatique, ait un effet protecteur sur le rein.21
L’effet pharmacologique des opioïdes passe par des récepteurs spécifiques distribués à travers le système nerveux central et périphérique et dans le tractus gastrointestinal. Trois récepteurs principaux ont été identifiés : mu (µ), kappa (κ), et delta (δ).22 Chaque récepteur est associé à certains effets cliniques, et il en existe de différents sous-types (tableau 3). Le récepteur sigma (σ) était considéré comme un récepteur aux opioïdes, cependant du fait qu’il n’est pas antagonisé par la naloxone, il ne fait plus partie des récepteurs classiques aux opioïdes.23
L’action antalgique de la codéine est liée à sa transformation en morphine par le métabolisme hépatique via le CYP2D6. Elle se lie alors aux récepteurs opiacés entraînant l’inhibition des voies ascendantes de la douleur et l’altération de la perception de la réponse à la douleur. L’action survient 30 à 60 minutes après l’ingestion et dure environ quatre à six heures. La demi-vie d’élimination de la codéine est d’environ quatre heures et augmente à plus de dix-huit heures chez les patients avec IRC. Un ajustement du dosage est donc requis.24
Le tramadol est un analgésique d’action centrale qui agit par deux mécanismes: le premier par la molécule mère par modulation des voies monoaminergiques par inhibition de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline et le second par une faible activité opioïde par son métabolite.25 85% du tramadol sont métabolisés dans le foie en un métabolite actif et 90% sont excrétés par les reins. La demi-vie d’élimination est d’environ 6-8 heures après une dose orale et celle du métabolite actif d’environ 7-9 heures. Ce métabolite actif a une plus forte affinité pour les récepteurs opioïdes que le tramadol. En cas d’insuffisance rénale, la demi-vie d’élimination est 1,5 à 2 fois plus longue. En conséquence, l’intervalle entre chaque dose doit être augmenté et la dose total journalière diminuée.26
La morphine est l’opioïde le plus étudié. Son action est rapide (20 min) après injection i.v. et la demi-vie varie entre une et quatre heures. Elle est métabolisée par le foie en morphine-3-glucuronide (M3G) (55%), morphine-6-glucuronide (M6G) (10%) et normorphine (4%) qui sont toutes éliminées par le rein, ainsi qu’environ 10% de morphine.27,28 Le métabolite M6G est analgésique. Celui-ci peut se lier au récepteur µ2 induisant une dépression respiratoire chez les patients en insuffisance rénale où il s’accumule.29 La clairance de la morphine est ralentie en cas de diminution du GFR, mais c’est surtout ses métabolites toxiques qui vont s’accumuler.30,31 Pour ces raisons, elle doit être proscrite à partir d’un GFR inférieur à 30 ml/min.
L’oxycodone est également un agoniste µ.32L’action survient en dix à quinze minutes et persiste pendant trois à six heures. Le métabolisme est hépatique via le CYP2D6 et 3A4 et glucuro-conjugaison. Les métabolites sont éliminés par les urines. La demi-vie d’élimination est de deux à trois heures et s’allonge en cas d’IRC imposant une adaptation des doses.4
L’action antalgique apparaît de 30 minutes à une heure et la demi-vie est de quatre à huit heures mais atteint les 22 à 48 heures en cas de doses répétées. La méthadone est métabolisée au niveau hépatique via le CYP3A4, CYP2B6 et CYP2C19. L’élimination habituelle est de 20 à 50% par les urines et 10 à 45% dans les selles. Les métabolites sont apparemment inactifs. Les avis sont contradictoires quant à l’adaptation de la méthadone en cas d’IRC, mais il semble prudent d’augmenter l’intervalle thérapeutique en fonction de la baisse du GFR.4,7,33-35 Du fait de sa longue demi-vie en cas d’administration répétée, de son action prolongée et d’une importante variabilité interindividuelle, la méthadone n’est pas un premier choix en phase aiguë.
La grande lipo-solubilité du fentanyl face à la morphine lui procure une plus grande rapidité d’action (deux à trois minutes postinjection) par meilleure pénétration de la barrière hémato-cérébrale. La demi-vie approximative est de deux à quatre heures en intraveineux. Le fentanyl est métabolisé à plus de 99% dans le foie par le CYP3A4 en norfentanyl et il existe également un métabolisme duodénal. L’excrétion des métabolites est urinaire alors que 7 à 10% du fentanyl sont excrétés inchangés. En cas d’utilisation transdermique, la demi-vie du fentanyl passe à dix-sept heures, imposant une certaine prudence lors de l’utilisation de cette galénique en cas d’IRC.
L’effet analgésique passe par une haute affinité aux récepteurs opiacés µ. L’effet analgésique survient en 10 à 30 minutes et dure 6-8 heures avec une demi-vie d’élimination de 2,2 à 3 heures. Le métabolisme est purement hépatique avec élimination dans les selles (70%) et avec excrétion urinaire (20%). Les métabolites sont très peu actifs, voire inactifs. Ces propriétés en font l’analgésique préféré des néphrologues pour la prise en charge de douleurs chroniques ou aiguës chez les patients avec IRC.
> Vérifier l’indication du traitement analgésique en tenant compte du rapport bénéfice/risque du médicament chez l’insuffisant rénal chronique
> Evaluer la fonction rénale par l’estimation du taux de filtration glomérulaire (GFR) (www.kdoqi.org (GFR calculator))
> Tenir compte des comorbidités et des comédications
> Utiliser un analgésique «sûr» en cas de GFR <30 ml/min
> Utiliser les analgésiques de l’échelle de l’OMS en cas de GFR >60 ml/min
> Pour un GFR entre 30 et 60 ml/min, le choix de l’analgésique se fait en fonction des comorbidités et nécessite une adaptation posologique
> Surveiller le malade pour juger de l’effet analgésique (échelle EVA), d’un éventuel surdosage et d’effets indésirables
La prévalence de l’insuffisance rénale augmente avec l’âge de la population et complique la prescription. Peu d’études s’intéressent à la prise en charge médicamenteuse optimale dans l’insuffisance rénale, y compris dans le domaine important de la douleur. Nous proposons un algorithme, basé sur la littérature actuelle, qui permet de choisir l’analgésique en fonction du degré d’insuffisance rénale. L’adaptation posologique des différents analgésiques les plus couramment utilisés, du paracétamol aux opiacés en passant par les anti-inflammatoires non stéroïdiens, est discutée.