Il y a un certain nombre d’années maintenant, je me sentais fatigué. Et voilà qu’étaient également survenus des maux de tête inhabituels qui ne passaient pas. Il y avait aussi des vagues successives qui déferlaient sur telle ou telle partie de mes pensées et qui se déplaçaient mystérieusement pour troubler mes perceptions. Je ne me sentais pas bien. A l’époque, j’avais même hésité à aller voir un médecin. Mais à quoi bon ? Je savais bien ce qui me dérangeait au fond de moi. C’était comme une voix profondément ancrée dans la chair qui me parvenait. C’était comme une houle qui montait et qui descendait.
J’avais déjà quelques années d’expérience professionnelle et j’aimais me dire que j’arrivais finalement assez bien à contrôler les effets de ce que ma pratique de médecin me faisait vivre. Mais là, je percevais que c’était quelque chose de différent. Ou plutôt, c’était quelque chose de déjà éprouvé, mais l’éclairage était modifié et troublant. Il m’a fallu pas mal de temps pour identifier ce qui se passait. J’ai enduré pas mal de journées pénibles et de mauvaises nuits avant que je ne m’interroge sur cette curieuse difficulté que je partage peut-être avec vous et qui consiste à avoir tant de peine à parler de la médecine avec des mots qui ne visent en priorité qu’à la rendre toujours propre et bien présentable.
En effet, nous côtoyons quotidiennement la maladie, la dégradation des corps et des esprits. Nous rencontrons le doute, la souffrance et la mort en acceptant d’en dire si peu, et même à peu près rien du tout si on pense à tout ce que ces choses réveillent de difficile, de violent et de révoltant. Impossible donc de rester longtemps insensible au hiatus existant entre ce que nous vivons et ce que nous échangeons entre nous ou ce que nous pouvons aisément trouver d’écrit sur la médecine et sur les médecins. Peut-être par pudeur ou par volonté d’objectivité, peut-être par ignorance de l’importance de témoigner de nos expériences, reconnaissons en tout cas que nous nous taisons la plupart du temps en rhabillant nos sentiments.
Aujourd’hui, je sais qu’une importante partie de mon malaise était en lien avec la souffrance des malades, avec leur dignité, et avec les dispositifs mis à la disposition de la médecine pour prolonger la vie. Je me sentais pris au piège par le gigantisme des hôpitaux, par les laboratoires, par les technologies d’imagerie et par les protocoles de recherche sur des traitements ciblés. Je ressentais douloureusement ma vision de la médecine : amener la maladie dans les champs des savoirs, s’affairer à bousculer la nature, mais également gérer l’amélioration de la qualité des soins et le bien-être des patients, … le tout en percevant que ces nécessaires déploiements n’allaient pas forcément de pair avec le développement de ma propre sensibilité. Au contraire, je réalise maintenant que si je ne prends pas spécifiquement garde à cet aspect, c’est même le contraire qui se passe. Les sciences et les technologies nous permettent de générer des chiffres, de produire des résultats, mais elles nous forcent ainsi à considérer la souffrance d’une autre manière. En la démembrant pour tenter de la soulager, elles la transforment. Pour pouvoir continuer à la regarder en face, elles l’anesthésient.
Evidemment, je sais bien qu’il est souvent inadéquat d’évoquer nos sentiments sur toutes sortes de sujets. Je sais aussi que le je ne contribue pas à servir la médecine objective dont nous avons besoin. Dans les revues scientifiques, l’usage du nous est d’ailleurs le maximum autorisé, amusez-vous un jour à compter le nombre de je dans un numéro du New England Journal of Medicine. Mais j’ai découvert que c’est justement lorsque mon je n’est pas dans le coup, lorsque je perds cette sorte de confiance aveugle dans la médecine, c’est là que l’apparition du je m’est si précieuse. D’ailleurs, je suis convaincu que chacun de nous lit très différemment un article s’il est écrit à la première personne du singulier. J’éprouve très fortement cette sensation car l’écriture des autres m’a toujours été d’un grand secours. Je peux alors prendre une meilleure distance, réaffûter ma sensibilité à ma conception de l’humanité, réélargir mon ouverture à la souffrance.
Ce que je rapporte là est certainement terriblement banal pour nombre de cliniciens mais les occasions de le dire ou de l’écrire sont plus rares. Sans doute parce que de s’exprimer avec le je nous expose à des vacillements qui nous font rouler d’un bord à l’autre. En ce qui me concerne, je sais que l’écriture du je me fait encore constamment hésiter. Je me sens comme un écolier devant son devoir. Le je m’embarrasse car j’ai peur de ce que les mots pourraient permettre de mettre à jour. Je maintiens cependant l’hypothèse que la disparition du je contribue de manière importante à la mystification ambiante de la médecine et à notre perception souvent erronée de notre rôle en tant que médecins.