Un mouvement sans précédent de révolte traverse la psychiatrie française. Il trouve son origine dans la promulgation d’une loi, dite loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté. Ou plus précisément loi «relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental».
Ce texte vise en substance et «à titre exceptionnel» les personnes condamnées «dont il est établi, à l’issue d’un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l’exécution de leur peine, qu’elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité».
Il s’agit ici de personnes condamnées à une peine de réclusion criminelle d’une durée égale ou supérieure à quinze ans pour les crimes, commis sur une victime mineure, d’assassinat ou de meurtre, de torture ou actes de barbarie, de viol, d’enlèvement ou de séquestration. Il en est de même pour les crimes commis sur une victime majeure, d’assassinat ou de meurtre aggravés, de torture ou actes de barbarie aggravés, de viol aggravé, d’enlèvement ou de séquestration aggravés.
Le législateur français a voulu que ces personnes puissent faire l’objet à l’issue de leur peine d’une «rétention de sûreté». En d’autres termes qu’elles soient condamnées à purger une nouvelle peine dont la durée est inconnue mais potentiellement illimitée.
Qui, sinon les psychiatres, décideront qu’un condamné présente à l’issue de sa peine une «particulière dangerosité» caractérisée par une «probabilité très élevée de récidive» et ce «parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité» ? Or les psychiatres et psychologues français se refusent à jouer ce rôle. Du moins ceux qui viennent de signer une pétition intitulée «Non à la perpétuité sur ordonnance !» qui vient d’être lancée à l’occasion de la publication des décrets d’application de cette loi.1
«Cette loi fait rupture dans notre tradition juridique, soulignent les auteurs de cette pétition. Elle permet l’incarcération dans des établissements spéciaux de personnes condamnées qui, bien qu’ayant purgé leur peine, seront privées de liberté du fait de leur “particulière dangerosité”. Pour la première fois dans notre droit, des individus pourront être enfermés sur décision judiciaire non pour sanctionner des actes délictueux ou criminels, mais pour anticiper des actes qu’ils n’ont pas commis ! A juste titre, Robert Badinter (ancien Garde des Sceaux français) a dénoncé dans cette loi une rupture majeure avec les principes fondamentaux de notre justice pénale.»
Ils ajoutent qu’une telle loi fait également rupture dans la tradition et l’éthique médicales, car ce sera bien l’expertise médico-psychologique qui deviendra ici l’élément clé du dispositif pour décider de cette mesure de sûreté. «Alors que sa mission est de porter secours et de soigner, la médecine se trouve ici instrumentalisée dans une logique de surveillance et de séquestration, font valoir les auteurs de la pétition. C’est le savoir psychiatrique qui légitimera l’incarcération d’individus au motif d’un diagnostic de “particulière dangerosité”. La privation de liberté est ainsi parée des habits de la science, comme si le savoir des experts permettait de prédire les actes criminels d’une personne.»
Ils dénoncent encore «une mystification et une confusion organisées». Une mystification car il est faux de soutenir que l’on puisse prédire, pour une personne donnée, les actes à venir. L’usage que l’on fait à cet égard des statistiques concernant la récidive est selon eux une «duperie», car ces chiffres concernent des populations, non des personnes et qu’il s’agit bel et bien ici de la liberté d’une personne. «C’est une confusion que de demander à des soignants d’occuper cette place, car leur fonction, leur déontologie et leur éthique les situent du côté de la personne, ses libertés et ses contraintes, non de l’ordre public désincarné, ajoutent-ils. Cette séparation fondamentale est une garantie essentielle des libertés, contre la tentation de faire le bien de chacun contre lui-même. La psychiatrie est familière de ces dérives: faut-il rappeler qu’il y eut des internements pour motifs politiques ?»
Poursuivons la lecture de ce texte édifiant : «La monstruosité de certains crimes et la souffrance terrible des victimes, dont chacun est saisi, sont utilisées pour aveugler la raison et céder aux politiques prétendument efficaces. C’est une manœuvre démagogique. On sait par avance que cette politique ne résoudra en rien le problème des criminels récidivants. Par contre ce dont on est sûr, c’est que ce dispositif, d’abord destiné à des populations restreintes s’étendra progressivement, au nom du principe de précaution. Ce fut le cas des mesures d’obligation aux soins, initialement destinées aux agresseurs sexuels, et qui sont aujourd’hui appliquées à une part croissante de personnes condamnées, quel que soit leur acte.»
En assimilant le crime et la maladie – ce qui est une idéologie, et non pas un fait – on déplace selon eux progressivement la gestion de la peine vers la médecine, réalisant progressivement une société de sûreté médicale.
«Au nom de notre éthique et de la nécessaire séparation des domaines, garante des libertés, nous, professionnels de la psychiatrie, déclarons publiquement refuser de participer à la mise en place de ce dispositif de rétention de sûreté, concluent-ils. Parce que la psychiatrie n’est pas l’affaire des seuls psychiatres, chacun, concerné par ce refus, manifeste son soutien en signant et en faisant signer cet appel.»
Commentant cette initiative dans les colonnes du quotidien Libération, Franck Chaumont, l’un des auteurs de la pétition, praticien hospitalier et psychanalyste à Paris, déclare avoir le sentiment que le monde imaginé par Orwell dans 1984 est à nos portes, que des logiques inéluctables d’enfermement et de surveillance sont à l’œuvre et qu’émerge le concept de délinquance ou de criminalité virtuelle. Tout ceci entre bien évidemment en résonance avec la part croissante accordée à l’inné, la restriction du libre arbitre, la quête d’une sécurité totale.
Dans ce contexte on peut, sans emphase aucune, voir dans cette réaction des professionnels de la santé mentale la défense de l’honneur de la psychiatrie française.