Dans les pays industrialisés, 20% des salariés sont concernés par le travail de nuit. Pourtant, les effets du travail de nuit sur la santé sont peu traités par les revues médicales générales, alors que le travail de nuit a des conséquences non négligeables sur les systèmes cardiovasculaires et digestifs entre autres, comme l’ont démontré de nombreuses études ces dernières décennies.
Le travail de nuit a encore récemment attiré l’attention quand il a été déclaré cancérigène probable (catégorie 2A) par le Centre international de recherches sur le cancer. Ainsi dans cet article, seront passés en revue les troubles de la santé qui peuvent être générés ou aggravés par le travail de nuit. Deux cas pratiques illustreront la problématique et permettront d’aborder la conduite à tenir.
Est considéré comme travail de nuit tout travail effectué durant la plage horaire de 23 h 00 à 06 h 00 (± 1 heure).
D’après la quatrième enquête européenne effectuée sur les conditions de travail en 2005, 23% des actifs occupés en Suisse sont concernés par le travail de nuit qui est connu pour provoquer ou aggraver des problèmes de santé.1
En outre, les effets cancérigènes probables du travail de nuit ont récemment été mis en lumière par le Centre international de recherches sur le cancer (CIRC).2
Une étude allemande de 20083 montre que le travail de nuit est un facteur de risque pour les maladies coronariennes, indépendamment de l’âge, du sexe et des facteurs de risque traditionnels. L’épaisseur intima-média est en moyenne plus importante chez les personnes ayant une histoire de travail de nuit de cinq ans ou plus, par rapport à ceux qui n’ont jamais travaillé de nuit. D’après les résultats de multiples études, les travailleurs de nuit ont un excès de risque de 40% pour les maladies cardiovasculaires par rapport aux travailleurs de jour.4
Non seulement le travail de nuit a un effet propre dans la survenue des maladies cardiovasculaires, mais il augmente aussi l’incidence des facteurs de risque traditionnels. Ainsi, le travail de nuit favorise l’apparition de l’hypertension artérielle.5 La prévalence du tabagisme est également plus importante chez les travailleurs de nuit par rapport aux travailleurs de jour. Une étude menée en 2006,6 qui a suivi des travailleurs pendant deux ans, a montré que les travailleurs de nuit étaient plus nombreux à commencer à fumer en comparaison avec les travailleurs de jour (OR = 1,46 ; IC à 95% 1,05-2,03, après ajustement vis-à-vis de l’âge, du niveau de formation, du sexe, de l’exigence du travail et de la latitude décisionnelle).
L’index de masse corporelle et la prévalence du diabète seraient augmentés chez les travailleurs de nuit par rapport aux travailleurs de jour, mais cela reste encore à confirmer.4,7
Les troubles digestifs sont rapportés chez 20 à 75% des travailleurs de nuit. Ils sont d’ailleurs estimés être la cause d’abandon du travail de nuit chez 30% des travailleurs.8 Les symptômes les plus fréquemment rapportés sont les douleurs épigastriques et les troubles du transit.
L’association des ulcères peptiques avec le travail de nuit a déjà été démontrée dans de nombreuses études.9,10 Pietroiusti10 montre que la prévalence d’ulcères duodénaux chez les travailleurs de nuit infectés par l’Helicobacter pylori est quatre fois supérieure à celle des travailleurs de jour également porteurs de l’infection, après ajustement aux différents facteurs de confusion.
Des troubles du sommeil associés à une fatigue chronique sont les symptômes les plus fréquemment rapportés par les travailleurs de nuit. Il en découle un manque de vigilance qui augmente le risque d’accident au travail ainsi que sur le chemin de retour du travail.11 Même si les causes d’un accident sont souvent multiples, on ne peut pas manquer de relever que de grands accidents environnementaux survenus à Tchernobyl et à Bhopal se sont produits pendant les postes de nuit.
Pour les femmes enceintes, il est connu que le travail de nuit est un facteur d’insuffisance pondérale de l’enfant à la naissance, de prématurité et d’avortements.4 La Loi fédérale sur le travail (LTr) stipule d’ailleurs que chaque fois que cela est réalisable, l’employeur est tenu de proposer aux femmes enceintes qui effectuent un travail du soir ou un travail de nuit, un travail équivalent entre 06 h 00 et 20 h 00. Durant les huit semaines qui précèdent l’accouchement, il y a interdiction d’occuper une femme enceinte entre 20 h 00 et 06 h 00.12
Selon les données scientifiques, la dérégulation du système circadien consécutif au travail de nuit entraîne une suppression de la mélatonine, ce qui a pour effet une dérégulation des gênes circadiens impliqués dans l’oncogenèse.2 Dans une étude prospective, Schernhammer13 a mis en évidence une augmentation de l’incidence du cancer du sein chez les infirmières travaillant la nuit comparées à celles qui n’avaient jamais travaillé de nuit. Le risque relatif était de 1,79 chez celles qui avaient travaillé de nuit pendant vingt ans ou plus, après ajustement à l’âge, à l’âge des premières ménarches, au nombre de parité, à la ménopause, à la contraception orale, à l’hormonothérapie substitutive et à l’histoire familiale.
En se basant sur les résultats d’études disponibles, le CIRC vient d’ailleurs de classer le travail de nuit cancérigène probable pour l’homme (groupe 2A selon la classification CIRC) (tableau 1).2,14
La Loi fédérale sur le travail, entrée en vigueur le 1er août 2000, stipule que le travailleur, qui est occupé pendant plus de 25 nuits par an, a droit à un examen médical préventif qui vise à évaluer les principaux problèmes de santé liés à son travail et à y trouver des solutions.15,16 L’employeur en assume les frais. Le travailleur de moins de 45 ans peut faire valoir ce droit tous les deux ans et chaque année à partir de l’âge de 45 ans.
Cet examen revêt un caractère obligatoire pour les travailleurs de nuit qui sont en sus exposés à des situations pénibles ou dangereuses comme l’exposition au bruit, aux fortes vibrations, à la chaleur, au froid, à des polluants avec dépassement des valeurs limites admises, à des contraintes excessives d’ordre physique, psychique ou mental ou lorsqu’il travaille de manière isolée (c’est-à-dire sans présence de collègues) (tableau 2).15,16
Pour les travailleurs de nuit dont l’examen est obligatoire, le médecin chargé de l’examen doit avoir des connaissances nécessaires sur les procédés de travail, les conditions de travail et les principes de la médecine du travail. Le médecin doit pouvoir apprécier de manière concrète la situation au travail des travailleurs à examiner, raison pour laquelle il doit avoir accès à l’entreprise. L’examen se conclut sur une décision d’aptitude, d’aptitude sous conditions ou d’inaptitude. La décision concernant l’aptitude du travailleur est transmise à l’employé, l’employeur et à l’autorité compétente en la matière, le Secrétariat à l’économie (Seco).16 Si le médecin chargé de l’examen subordonne l’affectation au travail de nuit à l’application de mesures spécifiques pour sauvegarder la santé du travailleur sur le lieu de travail, dans ce cas il peut être libéré du secret médical, avec l’accord du travailleur, pour les éléments nécessaires à l’application de ces mesures par l’employeur.15,16
Rappelons qu’il n’existe pas de contre-indications médicales absolues à exercer le travail de nuit. L’évaluation est faite au cas par cas, en collaboration avec le médecin traitant.
Monsieur M. G., 55 ans, est un travailleur en équipe impliquant du travail de nuit. Il a présenté dans l’enfance des crises d’épilepsie déclenchées à la suite d’un traumatisme et qui n’ont jamais fait l’objet de traitement. Alors qu’il n’a jamais présenté de problème de santé particulier au cours de son activité professionnelle, il fait une crise d’épilepsie le lendemain d’une nuit de travail. Il bénéficie dès lors d’un traitement antiépileptique et les investigations neurologiques sont effectuées pour déterminer l’étiologie de la crise. Dans l’attente des résultats, le médecin doit se prononcer sur son aptitude à poursuivre le travail de nuit.
L’épilepsie en soi n’est pas une contre-indication à exercer un travail de nuit. Toutefois, la prise en charge de cette maladie inclut un mode de vie régulier du moins jusqu’à la stabilisation du traitement. Ainsi, le patient a été temporairement déclaré inapte à effectuer du travail de nuit ce qui implique pour l’employeur de procurer au travailleur- patient un travail équivalent de jour. Une réévaluation de l’aptitude au travail de nuit est effectuée à six mois à la lumière de l’avis neurologique qui considère que la maladie est stabilisée sous traitement. Ainsi, il est donc décidé que le patient peut être réaffecté au travail de nuit…
Madame A. D., 38 ans, est connue pour un diabète insulino-dépendant, équilibré sous traitement. Son employeur lui demande d’effectuer un travail en équipe ce qui implique de faire du travail de nuit. Peut-elle être déclarée apte au travail de nuit ?
Un diabète équilibré n’est pas incompatible avec du travail de nuit. Toutefois, le travail en équipe va modifier le mode de vie de la patiente : horaires irréguliers, irrégularité dans la prise alimentaire, irrégularité de la prise médicamenteuse, ce qui peut conduire à une déstabilisation du diabète.
Compte tenu de ces risques, il est considéré que Madame A. D. est apte à effectuer du travail de nuit mais sous conditions. Elle devra en effet bénéficier d’un suivi régulier par son médecin traitant et par le médecin du travail qui décide de réévaluer son aptitude au travail de nuit après six mois. Il ressort que le travail de nuit est bien supporté et que les glycémies, après prise de contact avec le médecin traitant, sont sous contrôle (Hb glyquée à 6,5%). L’aptitude au travail de nuit est donc maintenue.
Le travail de nuit est devenu inévitable dans les sociétés industrialisées. Ce mode de travail génère ou est susceptible d’aggraver différents problèmes de santé maintenant bien connus. Ainsi, afin de prévenir les problèmes de santé liés au travail de nuit, des contrôles médicaux préventifs sous forme d’examens médicaux d’aptitude au travail de nuit sont légalement recommandés, voire rendus obligatoires dans certaines conditions de travaux pénibles ou dangereux. Même s’il n’existe pas de contre-indications médicales absolues à effectuer du travail de nuit, les travailleurs concernés par des pathologies comme l’épilepsie ou le diabète doivent être étroitement suivis. Cela nécessite une collaboration entre médecin traitant, médecin du travail et employeur dans l’intérêt du travailleur-patient. En cas d’aggravation ou de déséquilibre de la maladie, un avis d’inaptitude au travail de nuit peut alors être posé dans le but de protéger la santé du travailleur. Selon la loi, l’employeur est alors tenu de proposer un travail de jour équivalent, ce qui ne va pas toujours sans problèmes.
Les références françaises ou anglaises datant de 1985 et plus et utilisées pour cet article ont été identifiées par une recherche Medline. Les mots clefs étaient «shift work and health». Pour affiner la recherche, d’autres sous-ensembles de critères («cardiovascular disorders», «digestifs disorders», «pregnancy», «accident», «sleep disorders», «cancer») ont été introduits en association avec «shift work». Les études prospectives ainsi que les articles les plus récents ont été privilégiés.
> Le travail de nuit a des effets néfastes sur la santé et peut aggraver des problèmes déjà existants
> Dans la prise en charge globale du patient, le type d’horaires de travail est un élément important à prendre en considération par le médecin
> Une collaboration médecin traitant-médecin du travail-employeur est nécessaire dans l’intérêt du travailleur-patient, en particulier lors de décision d’inaptitude au travail de nuit,même si celle-ci est provisoire
> L’examen d’aptitude au travail de nuit, introduit en 2000, a une valeur légale qui est recommandé,voire obligatoire dans certains cas de figure pour tout travailleur effectuant plus de 25 nuits par an
20% of employees in industrialized countries are concerned by shift work. Nevertheless, there is very little information in general medical journals about the effects of shift work on health. Shift work can have several major effects on health such as cardiovascular and digestive disorders among others, as demonstrated by several studies in recent decades. Shift work has attracted considerable attention recently when it was declared probable carcinogen by the International Agency for research on cancer. We review the health disorders that may be generated or aggravated by shift work and illustrate the problem by two case studies of occupational medicine and discuss the appropriate attitude to take.