Parmi les innovations les plus significatives que la méthode systémique a introduites dans le travail de supervision, c’est le recours au langage métaphorique. La métaphore a un statut intermédiaire entre deux types de pensée : la pensée sémantique, logique et analytique d’une part, et de l’autre, la pensée analogique, celle de la sensorialité, de l’imagination, de l’émotion. Pour quelles bonnes raisons le langage métaphorique se révèle-t-il si précieux ?
Lorsqu’un médecin assistant présente une situation problématique, il rapporte devant le superviseur et le groupe sa vision sémantique du cas. Il raconte ce qui arrive à son patient. Si sa présentation demeure confuse, le langage métaphorique permet de se forger une vision et un vécu fort différents par rapport à ceux qui surviennent après la description verbale du cas. La sculpture, notamment, exprime ce qui n’est pas accessible à la parole : elle favorise l’émergence du non-dit, lié le plus souvent à des fantasmes de rupture, de violence, d’abandon, de mort.
Nous n’entrerons pas dans les détails techniques de la méthode ; nous en illustrerons un résultat interpellant.
Un médecin assistant nous a relaté la situation d’un homme de 42 ans. Ouvrier en fin de droits, il sait qu’il connaîtra l’assistance publique. Il est marié et père de deux enfants. Après un accident, il a eu mal ; il a peiné à l’ouvrage ; depuis trois ans il n’a plus pu travailler. Toutes les assurances lui ont nié un statut de malade : les recours en justice jusqu’au Tribunal Fédéral ont échoué ; il voit pointer la misère. Son caractère, âpre et ingrat, a froissé collègues, avocats, assureurs. Son généraliste aux abois l’adresse au service ; la situation est confiée au jeune médecin qui, d’emblée, ressent un rejet envers cet homme. Il le décrit blessé dans son corps, certes, mais aussi dans sa pensée, dans le contact qu’il établit, même s’il ne sait pas dire pourquoi.
Nous décidons de procéder à une sculpture. Notre collègue est invité à représenter dans l’espace la situation clinique actuelle.
Le médecin assistant connaît la méthode. Il demande à divers membres du groupe d’«incarner» les personnages impliqués dans la situation. Il place rapidement le patient assis au milieu ; derrière lui le généraliste qui lui met une main sur l’épaule. Plus loin il place la femme du patient et derrière elle, l’un de ses deux garçons. Enfin il se met lui-même en face du malade. Après de longues secondes de centration sur ses propres émotions, chaque personnage du groupe sculpté partage son vécu.
Nous frappe alors l’inattendu, l’insupportable malaise de la collègue qui incarne la femme du patient. Elle se sent terrorisée par des menaces muettes, déchirantes. Une émotion intolérable ronge ses vertèbres, peut-être comme la douleur ronge celles du patient.
C’est un passage dramatique et éclairant. Le rejet perçu par le médecin assistant est réel ; nous pouvions comprendre qu’il n’ait pas envie de le revoir, ni de s’en occuper. Ce patient se distingue des autres patients douloureux ; il fait peur. C’est le malaise profond lors de la sculpture qui nous le fait suspecter. La violence semble bien se répercuter sur la femme et l’enfant. Dès lors, l’objectif thérapeutique ne peut pas se limiter à comprendre la douleur du patient mais il doit nécessairement impliquer la protection de ses proches en souffrance.
Celle du médecin aussi, indicible, a jailli à travers l’émotion dramatique de la collègue qui, elle, a pu l’exprimer. Drôle de métier que le nôtre. Et ingrat. Toujours exposé, souvent en peine. Comme nos patients, même les plus déplaisants.