Début de journée. Toujours un moment à part. Soleil, ombres, pluie, dehors et dedans, selon les jours et, je l’avoue, le programme sur la pile des dossiers. La fenêtre que l’on peut déjà entrouvrir, pour convier le monde extérieur. Ambiance d’avant le lever de rideau (est-ce trop prétentieux ?): mise en place de la journée, petit aparté silencieux avec les géographies du lieu de travail et de la tête, laisser venir, se laisser pénétrer ; nouveau jour, premier jour ; l’œil rôde sur les objets familiers, les reliques, les piles non visitées sur le bureau. Comme un chat par la porte mi-close se glissent les premiers bruits du couloir, coups de sonnette, cliquetis du porte-habits et des mots matinaux, bribes de conversations le plus souvent joyeuses de la prise de sang, la salle d’attente qui se réveille. Un petit monde donné, chaleureux, enjoué, thérapeutique déjà. Et le temps sur lui. Ce moment suspendu d’avant le premier «Prenez place, s’il vous plaît». S’il vous plaît ou je vous prie? Les deux me plaisent, mais il y a quelque chose de plus fort dans le je vous prie, une invitation, une sollicitude, un brin d’inquiétude. Avec le vert neuf explosant de tendresse et les vergers blancs pris par la main sur le chemin du travail.
Cet autre matin, juste après le passage à l’heure d’été. Les fourmis sur la table du petit-déjeuner, le dernier appel de la chouette annonçant la fin de la nuit. Le cou et le collier d’Esther qui s’en va tôt au travail ce matin du 1er avril dans le jour incertain. Ma blouse blanche dans le sac en plastique Globus. La cour fraîche du Château à huit heures, les beaux visages des collègues, insolite rassemblement, communauté de soins plus que corporation. La larme sur la joue je peux bien vous le dire. La communauté menacée mais bonhomme entre les vieux murs qui en ont vu d’autres. Puis la rue, les enfants en rangs rêveurs avec le V jaune fluo sur le thorax, les paires d’yeux alignées et curieuses à même hauteur qui vous dévisagent. Le nouveau métier de distributeur de tracts. La gentillesse des gens. Ou leur indifférence, comme moi aussi à d’autres causes tout aussi importantes. Quelques heures plus tard les amis encore, en longue file entre les maisons de molasse, et les silences devant la façade froide, vide et muette de l’OFSP. Et Bertrand un peu pâle et le sourire pré-renaissant dans le soleil du printemps et la foule qui s’éparpille.
Fragilité et force. Ces mouvements contradictoires dans les mêmes poitrines… Fragilité et force de notre métier.
Début de journée. La tasse Viagra sur la pile des médicaments à hauteur d’yeux dans l’armoire où je dépose le veston. Elle fait partie du processus désormais coutumier d’infantilisation du médecin, je l’ai posée là par dérision, mais ce jour-ci je lui concède son message premier.
Puis Laurence, la quarantaine juste dépassée, l’œil noir, ses larmes, le chômage à nouveau alors qu’elle pensait s’être refait une santé professionnelle dans l’industrie horlogère l’an passé. Effrayée par l’insomnie et l’alcool qu’elle convoque pour la traiter. Rappel angoissant de son passé et de sa vie un peu ratée.
Dire, meubler, illuminer le «Prenez place, s’il vous plaît». De la détermination dans ces mots, de la chaleur, du courage. Oui du courage. Malgré tout. Ouvrir un espace d’attention, de créativité. Confectionner une présence. Un lieu. Un «arrière-pays» aussi. Y croire quand les bruits du temps vous poussent au doute: tout cela ne serait-il qu’illusion? Ou préoccupation, souci d’un autre âge? Ce début de journée et par là-dessus les trente francs de Monsieur Couche-pin. Cette méconnaissance crasse du terrain. Ce mépris, tout bonnement. Monsieur Couchepin et les siens parasitent, contaminent, troublent le «Prenez place, je vous prie» de ce matin. Mais à midi, dans le soleil encore timide, la clématite qui entoure, tel un bras, le vieux volet. Oui, prenez place.