Parfois faire silence, ou du moins baisser de ton pour mieux entendre des voix qui s’élèvent ; des voix qui, en dépit de leur notoriété et du sujet abordé, peinent bien curieusement à se faire entendre.1 Tout se passe ici comme si la problématique soulevée était sinon taboue du moins très largement inaudible. Pourquoi ?
Ecoutons-les. «La santé des populations est un souci majeur des Etats modernes. Le pouvoir politique y joue sa légitimité et l’efficacité de son autorité. Et pourtant, nous le savons, il n’existe pas de science de la santé. Son périmètre est flexible, mouvant, dynamique, incertain, relatif, mêlant le subjectif au social et à l’organique. Or, si l’on prend soin aujourd’hui de sa forme et de son corps, comme naguère on se souciait de son âme, on sait aussi que la médicalisation de nos existences peut prendre très vite une tournure politique, le pouvoir et ses “experts” indiquant au peuple et aux sujets comment ils doivent se comporter pour bien se porter.»
«Médicalisation de nos existences» et «tournure politique» ; pas de place pour une «science de la santé». Bigre ! Illich de retour sous des plumes mandarinales ? Ecoutons encore. «Que dire alors de certains nouveaux dispositifs sanitaires qui prétendent désormais, non plus simplement traiter une maladie ou une pathologie singulière, mais qui se soucient de dépister les risques statistiques ? Les services rendus par l’épidémiologie à la rationalité médicale sont majeurs, mais l’usage intensif des statistiques peut contenir quelques effets pervers : morale hygiéniste et police des conduites.»
«Morale hygiéniste» et «police des conduites» ? Peut-on déjà percevoir l’inspiration idéologique de ce manifeste d’un genre nouveau ? Poursuivons la lecture pour tenter de lever une partie du voile. «Ici, par exemple, on vous promet avec force publicité et effets d’annonce que l’on va rechercher des signes qui peuvent faire craindre le développement ultérieur d’une maladie à partir de bilans échographiques et biologiques de femmes enceintes, afin de prévenir les risques maternels et fœtaux que l’on détaille à l’envi aux consommatrices des suivis de grossesse, en oubliant de préciser qu’il n’y a pas de traitement préventif efficace et que si celle-ci survenait inopinément, on ne la traiterait ni moins bien, ni différemment.»
Il semble bien que l’on entre en terrain connu, celui de l’omniprésence du dépistage prénatal et de ses corollaires : l’obligation de résultat et la revendication grandissante d’un enfant «plus que normal», sinon parfait. En réalité, le propos est plus vaste, plus radical. «En lieu et place de preuves, on convoque des comités d’experts ou un contrôle de qualité permanent. On va même jusqu’à proposer de placer, dans le carnet de santé de l’enfant à venir, des éléments importants pour son suivi médical tout au long de sa vie. En bref, l’enfant est fiché, traqué – pardon, “suivi” – dès sa conception ou presque. Et ce sont moins les patients que les actionnaires des laboratoires et des industries médicales, la carrière des chercheurs et le développement de leur laboratoire qui en seront les bénéficiaires.»
Orwell après Illich ? «Comment distinguer entre effets d’annonce et science rigoureuse du dépistage prénatal ? Il faut analyser la structure des livrets d’information et de recueil des données, comme des feuilles de consentement qui accompagnent ces examens de diagnostic prénatal, pour bien se rendre compte que la prévention des risques peut devenir autant un marché qu’un authentique dispositif de servitude volontaire La peur et l’insécurité comme principes de gouvernement ne régnent pas seulement dans les banlieues. Ce sont aussi des “produits” qui circulent, s’échangent et se monnaient à une époque et dans une société où le lien social se délite et où la solitude des individus les conduit à chercher dans “La Science” un idéal sécuritaire en guise de religion.» Et voici donc que revient le formidable concept de servitude volontaire qui, bien avant les phosphorescences d’Illich et d’Orwell, avait été forgé par La Boétie.2
Et pour finir : «La querelle des experts nous montre chaque jour que la prévention n’est pas la prédiction, que les normes sanitaires ne sont pas des lois scientifiques incontestables, et que le vrai ne se confond pas avec le probable. L’évidence du fait ne mérite pas qu’on le néglige. L’extension hyperbolique de quelques résultats scientifiques peut vite se transformer en une idéologie sanitaire au nom de laquelle un pouvoir peut devenir tyrannique. Et ce d’autant plus que les protocoles par lesquels ce pouvoir impose aux populations des normes de conduite passent aujourd’hui par une tentative de soumettre les professionnels à une véritable police de l’expertise.» Que faire face à cette dérive ? «Favoriser les débats citoyens et les échanges entre collèges de pairs». N’est-ce pas un peu court ? N’est-ce pas, surtout, un peu tard ? Mais on sait aussi, et depuis longtemps, qu’il n’est point nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer.
En toute hypothèse, un tel appel collectif entre en résonance avec les réflexions solitaires du Pr Didier Sicard, ancien président du Comité national français d’éthique. C’était il y a bientôt trois ans. Nous l’interrogions alors pour Le Monde après une polémique suscitée – déjà – par le Téléthon à propos du diagnostic préimplantatoire des embryons humains et le tri de ces derniers sur des critères génétiques. Et nous lui demandions si la pratique du dépistage allait ou non supplanter la thérapeutique.
Didier Sicard : «La thérapeutique n’a pas ici grand-chose à voir avec le dépistage. La vérité centrale est que l’essentiel de l’activité de dépistage prénatal vise à la suppression et non pas au traitement. Ainsi, ce dépistage renvoie à une perspective terrifiante : celle de l’éradication. Et ceci est peut-être plus vrai en France que dans d’autres pays. Certains peuvent aller jusqu’à proposer ouvertement d’“éradiquer l’hémophilie", d’“arrêter la propagation des maladies génétiques” (…). Le dépistage ne comporte pas de droit de retour. Il ne peut pas y avoir d’arrêt car on ne revient pas sur un “acquis scientifique”. Soulever quelques questions sur l’utilité des dépistages et leurs coûts est aussitôt perçu comme l’inacceptable remise en cause d’un acquis.» Pour combien de temps ?