L’expertise d’aptitude à conduire est lourde et contraignante pour les expertisés. Elle est souvent assez obscure pour le médecin traitant qui reçoit les doléances de son patient engagé dans une telle procédure.
L’étude menée à l’Unité de médecine et psychologie du trafic (ci-après UMPT) de l’Institut universitaire de médecine légale de Genève, et qui est décrite ici, s’articule sur trois axes :
avant l’expertise : les critères qui amènent l’autorité administrative compétente à imposer une expertise d’aptitude.
Pendant l’expertise : les critères sur lesquels se basent les experts pour donner leur avis sur l’aptitude ou l’inaptitude.
Après l’expertise : la fiabilité des avis des experts.
Elle a été limitée aux expertises réalisées entre 1996 et 2000 afin d’avoir un recul temporel suffisant. Tous les sujets ont été expertisés à l’UMPT en raison de doutes sur un éventuel «alcoolisme». Il s’agissait toujours d’une première expertise. L’échantillon est constitué de 100 expertises concluant à l’aptitude à conduire des personnes examinées et de 97 expertises concluant à l’inaptitude. Pour apprécier la validité des avis d’aptitude/inaptitude, il a été convenu d’une durée d’observation minimum de trois ans après le dépôt de l’expertise.
Le droit sur la circulation routière impose que le permis de conduire soit retiré (et ne puisse être délivré) pour une durée indéterminée si le conducteur présente un mode de consommation d’alcool de nature à le rendre inapte à la conduite. Ceci implique que la constatation d’une conduite en état d’ivresse (CEI) n’est nullement un critère nécessaire pour que l’inaptitude pour alcoolisme soit postulée.
Il appartient à l’autorité administrative cantonale d’ordonner une expertise en médecine du trafic si un dossier de conducteur suscite des doutes quant à l’aptitude à conduire.
L’alcoolémie de la dernière CEI est un critère important et sa valeur est encore plus déterminante lorsqu’il n’existe qu’une seule CEI.
L’heure de l’infraction est prise en compte surtout lorsqu’il s’agit d’une première CEI : les CEI «de jour» sont davantage prises en compte que les CEI «de nuit».
Le nombre de CEI est également un critère mais il est pondéré par la répartition dans le temps. C’est à la fois le nombre et la fréquence des CEI qui déterminent la décision d’imposer une expertise.
Les infractions autres que la conduite en état d’ivresse ne sont pas un critère amenant l’autorité à demander une expertise.
L’annonce par l’intéressé ou par un médecin d’un problème d’alcool amène toujours l’autorité à imposer une expertise même si aucune CEI n’est enregistrée.
Il appartient aux experts désignés de confirmer ou d’infirmer les doutes de l’autorité en remettant un rapport circonstancié concluant à un avis d’inaptitude ou d’aptitude.
La construction d’une expertise d’aptitude à la conduite comporte deux phases. Dans une première démarche de l’ordre de la médecine et de la psychologie du trafic, l’expert construit un tableau de la personne de manière à répondre à la question suivante : «étant donné la personnalité de ce conducteur, son mode de consommation d’alcool est-il d’une ampleur ou d’une qualité telle qu’il constitue, dans le trafic, un danger potentiel considérable pour lui-même ou pour les autres usagers ?». La seconde démarche est d’ordre médico-légal et consiste à articuler les arguments médicaux et psychologiques, dans le contexte de la législation et de la jurisprudence existant, en vue de la rédaction d’un rapport d’expertise éclairant la décision de l’autorité administrative ou judiciaire.
Le dossier d’expertise comprend des informations de trois ordres :
Des informations d’ordre général (sexe, âge, expérience de conduite, statut socioprofessionnel).
Les éléments du dossier de conducteur fournis par l’autorité.
Les observations faites lors de l’examen médical, de l’examen et de l’entretien psychologique.
Quant au préavis, il se résume à un jugement binaire : l’autorité veut savoir si la personne est apte ou inapte. La seule possibilité d’affiner le préavis est d’introduire une catégorie intermédiaire qui est l’aptitude avec condition(s). La condition principale consiste en l’imposition d’un examen de contrôle, réalisé par les experts, six mois ou une année après la restitution du permis. On distinguera donc trois types de préavis : – apte – apte avec condition – inapte.
Les résultats d’une analyse de correspondances multiples montrent que :
Le préavis d’aptitude est principalement déterminé par :
une consommation actuelle d’alcool modérée avec abus ponctuels.
Une consommation passée d’alcool nulle, modérée avec abus ponctuels, ou des épisodes d’abus réactionnels.
Le préavis d’inaptitude est principalement déterminé par :
une alcoolémie moyenne et lors de la dernière CEI égale ou supérieure à 2,8‰ (figure 1).
Une CEI entre 12 et 18 heures (figure 2).
Aucune conduite en état d’ivresse.
Une GGT très pathologique.
Une alcoolémie supérieure à 0,5‰ lors de l’examen médical.
Une consommation actuelle d’alcool de type abstinence ou dépendance.
Une consommation passée d’alcool de type dépendance.
Une évolution récente de la consommation d’alcool.
Des tests psychotechniques insuffisants.
Un suivi, par consultation ou hospitalisation, en institution spécialisée et/ou un suivi médical et psychologique.
Le préavis d’aptitude avec condition est principalement déterminé par :
aucune conduite en état d’ivresse.
L’analyse donne une image du fonctionnement des experts. Tous les critères ont un lien avec l’avis d’aptitude/ inaptitude. Cela signifie que les experts ont une approche très globale du mode de consommation d’alcool et qu’ils tiennent compte de toutes les variables pour se déterminer. Et même si certains critères sont particulièrement prégnants, l’investigation est, sauf exception, conduite jusqu’à son terme car la possibilité d’une compensation d’un élément d’appréciation par un autre n’est jamais exclue. En effet, quasi aucune corrélation entre une variable et un préavis n’est absolue.
La valeur d’un préavis d’aptitude/inaptitude tient à sa valeur prédictive de pronostic de dangerosité. Une réelle vérification serait de mesurer la dangerosité des conducteurs après le préavis. Mais on voit immédiatement l’impossibilité d’une telle démarche. Si on peut mesurer la dangerosité (mise en danger par une infraction de conduite ou par un état contrevenant aux exigences requises des conducteurs) d’un conducteur suite à un préavis d’aptitude, on ne peut pas le faire en cas de préavis d’inaptitude puisque les personnes sont privées du droit de conduire et exclues du trafic. La seule perspective, tronquée et insatisfaisante, reste donc d’examiner seulement l’avenir des conducteurs ayant reçu un préavis d’aptitude.
Pour l’ensemble de la période d’observation, sur 99 cas :
trois personnes se sont vues retirer le permis de conduire suite au contrôle médical qui concluait à l’inaptitude en raison d’une reprise des abus d’alcool (14% des 21 cas de contrôle).
Dix-huit personnes se sont vues retirer le permis de conduire suite à une nouvelle CEI.
Deux personnes ont subi un retrait de sécurité pour consommation de drogue.
Douze personnes ont subi un retrait d’admonestation pour des infractions autres que l’abus de substances.
Les fonctions de survie selon Kaplan-Meier ont été calculées pour tous les types de retrait (figure 3) et pour les retraits en raison d’abus de substances. A cinq ans, les probabilités de survie sont de 80% (ne pas subir de retrait, quel qu’il soit) et de 87% (ne pas subir de retrait pour abus de substances). A onze ans, elles sont de 60% (ne pas subir de retrait, quel qu’il soit) et de 73% (ne pas subir de retrait pour abus de substances).
Il est un fait que les préavis d’aptitude, en termes de pronostic, ne sont pas des plus précis. Mais la question est de savoir si les experts disposent d’informations suffisantes pour être plus fiables. Or, on ne trouve aucun lien entre les données contenues dans le dossier de l’expert et une nouvelle mesure de retrait : les informations à disposition des experts ne prédisent en aucune manière ni un retrait de permis en général ni un retrait pour cause d’abus d’alcool en particulier.
Le contexte même de l’expertise contient les éléments produisant les limites de sa fiabilité. Les données à disposition des experts sont limitées et, pour certaines, tributaires de la «bonne volonté» de l’expertisé qui les livre, ou les masque, lors des entretiens. Les expertisés, pour les raisons mêmes qui les ont amenés en expertise, présentent tous une fragilité particulière vis-à-vis d’événements de vie et donc, a priori, une dangerosité potentielle plus grande que tout autre conducteur. Or, les experts ne peuvent évidemment pas prédire ce qui se passera dans les cinq ou dix ans après l’expertise et les répercussions éventuelles sur le comportement des expertisés. La fragilité psychologique de la plupart des sujets examinés consiste justement à être particulièrement sensible à des événements de vie qui seraient anodins pour d’autres.
La première préoccupation de l’expert, qui est aussi une exigence de justice, est de minimiser le risque d’erreur lorsqu’il donne un avis d’inaptitude. Ceci le conduit mécaniquement à augmenter le risque d’erreur lorsqu’il donne un avis d’aptitude. Un préavis d’(in)aptitude a un impact considérable sur la vie de l’expertisé en le privant ou non du droit de conduire. L’expert est donc tenu de prendre toutes les précautions pour ne déclarer inapte que les personnes qui présentent, quasi à coup sûr, une dangerosité augmentée. La conséquence inévitable est une marge d’erreur augmentée dans les préavis d’aptitude.
Une version plus complète de cet article est disponible sur le site de la revue (www.revmed.ch) et sur celui du CREACA (www.creaca.ch).