Une fois n’est pas coutume, c’est à un poète que cette chronique est consacrée. Après s’être cassé le bras suite à une chute, Henri Michaux, écrivain du corps et de l’âme entrelacés, a écrit cette méditation libre sur le thème de la fracture. La forme poétique de ce texte le dépouille de la banalité de la situation pour emmener le lecteur dans une errance mentale surprenante et fragmentée ; elle défie et renverse ses catégories mentales et intellectuelles ; elle fait fi de sa rationalité aussi nécessaire que réductrice. Le projet de l’auteur est explicite : explorer un accident ordinaire, et précise-t-il, «l’observer bien ; cet état que la fortune m’envoya avec ensuite quelques complications, je le considérai. Je pris un bain dedans. Je ne cherchai pas tout de suite à rejoindre le rivage» (p. 7).
Prendre un bain dans sa douleur, n’est-ce pas un peu misérabiliste, me direz-vous ? Ou pire, une forme d’égocentrisme, un retour sur soi, voire un exhibitionnisme dénué d’intérêt pour tout autre que pour celui qui expose sa souffrance. N’est-ce pas au mieux un témoignage de plus sur l’expression de la douleur ? Et pour un bras cassé en plus. La nature du mal abordé ici peut sembler dérisoire à tous les soignants qui côtoient des malades à longueur de journée, malades dont certains traversent des expériences autrement plus existentielles. Et c’est justement la banalité de sa situation qui intéresse Michaux : «la souffrance physique on n’en peut rien faire, (…) comment associer quelqu’un à une fracture ?», alors que, selon lui il, est plus facile de communiquer ses souffrances morales, «de s’en vider autant de fois qu’il le faut sur d’autres qui s’y associent» (p. 59).
Le texte de Michaux s’inscrit ici dans la continuité de celui de Virginia Woolf qui souligne l’importance de «la découverte de contrées jusqu’alors inexplorées, les friches et les déserts de l’âme que le moindre symptôme de grippe fait surgir, les précipices et les pelouses parsemées de fleurs bigarrées qu’une légère poussée de fièvre révèle, les chênes antiques et inflexibles déracinés en nous sous l’effet d’une indisposition».1 Comme l’auteure anglaise, mais aussi comme Léon Daudet ou encore Jean-Luc Nancy, pour ne citer que quelques complices esthétiques du poète, Michaux ne larmoie pas, ni n’analyse, ni même cherche à transmettre un message. Il est en quête d’une forme, d’une voie d’exploration qui lui permette d’éviter les écueils des idées reçues et des grilles d’analyse rabâchées, une forme qui diffracte plus qu’elle n’explique. «Je suis de ceux qui aiment le mouvement, le mouvement qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements, me débarrasse des constructions», écrit-il ailleurs à propos de sa peinture.2 A vrai dire, il n’embrouille pas seulement les lignes, mais aussi son lecteur parfois, surtout celui qui a l’habitude d’un texte structuré au déroulement linéaire et au message explicite. Mais le poète n’est pas sans pitié pour ce lecteur, puisqu’il lui livre une préface et des notes, quelques clés de lecture bienvenues. Il ajoute également à son écriture sur le vif une postlecture, reprenant certaines des métaphores qu’il avait utilisées «à chaud» et tentant d’expliciter la compréhension qu’il fait rétrospectivement de son expérience. «Quant au bras gauche, rentré dans le rang, j’allais l’oublier. Il ne le fallait pas. Il ne fallait pas non plus sottement l’éduquer, tenter d’en faire un deuxième droit. Ni surtout de la main gauche faire une imitation de la main droite» (p. 55).
Michaux n’a pas un corps mais il est un corps. Un corps multiple, dont les parties sont détachables, selon ce qui leur arrive. Ici, c’est son bras droit qui est mis hors service par cette chute. «On connaît ces études sur les dissymétries des visages, véritables emboîtages de deux demi-faces différentes, expression de deux fonds différents : celui du gauche, celui du droit. C’est le manque soudain de mon droit (…) qui pour la première fois de ma vie me rendait homogène, mais par soustraction (ou engourdissement) d’une moitié» (p. 21). L’engourdissement ne touche pas seulement son bras et sa main ; il modifie également le caractère du poète, amortissant son «pouvoir offensif», l’écartant de sa sévérité, de son esprit critique, de sa malveillance coutumière ; et, précise-t-il, «ce caractère psychiquement inoffensif, innocent faisait tomber la garde même des vaniteux, des impérieux» (p. 60). Chacune des modifications que subit ce corps induit automatiquement une modification de lui-même, une adaptation. «Un seul os cassé a arraisonné ma vie» (p. 37). Ce récit est entre autres celui de la fluidité entre le corps et l’âme, entre soi et la perception de soi, entre l’intérieur et l’extérieur. Sa main, écrit-il, le trompe sur son emplacement : «quand je n’avais pas les yeux dessus, je la situais régulièrement cinq à quinze centimètres moins loin qu’elle ne gisait, et la nuit, mon bras, tout immobile qu’il était, glissait» (p. 39). La lecture de ces «images dominantes (…) évoqués déséquilibrants, inadmissibles, infertiles» (p. 45) à propos desquels il s’interroge dans la seconde partie de son récit, fait penser à la contemplation de tableaux de Picasso. L’effet est déstabilisant, mais pas désagréable, au contraire. Interrogations, désorientation, déconstruction, renouvellement.
La douleur, conséquence du corps meurtri, est au cœur de ce récit. Douleur de feu, maîtrisable ni par des paroles apaisantes ni par une tentative de rationalisation, mais par la morphine, «étouffoir» qui lui permet de retrouver un abri sensoriel momentané. Indicible, sauf par des cris ou par des métaphores. Ces dernières l’emportent, comme si l’auteur tentait de s’en détacher pour en observer et en décrire les effets et les dangers. Par bribes. En contrepoint, il évoque également les lents progrès de la guérison, de la réappropriation cénesthésique de son bras et de sa main, observant le même dépaysement qu’avait occasionné sa blessure. En cela, il rejoint de nombreux auteurs qui soulignent la difficulté de retourner à l’ordinaire ; un geste banal retrouvé lui semblait une prouesse déroutante, une sensation surprenante, voire aberrante.
L’anormal étant devenu la norme, le naturel devient anormal. Quand je vous disais qu’il nous embrouille. Ce texte est ardu pour celui qui cherche l’exposition rationnelle à une expérience. Quand le fil rouge n’est pas discontinu, les connexions sont sautillantes et hasardeuses ; les registres, mécanique, anatomique, biologique, psychologique, philosophique et relationnel sont entremêlés à la manière d’une mosaïque dont certains morceaux auraient été perdus. Michaux l’a voulu ainsi, aspiré par «l’espace du dedans», fragmenté, irréductible, «le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme».3 Mais n’est-ce pas en cela que la création artistique s’associe si fertilement à l’esprit scientifique ? Que ses éclats donnent un relief subtil à un déroulement rigoureux de la pensée ? Comme le soulignait Saint-John Perse lors du discours qu’il a prononcé à l’occasion de la réception de son prix Nobel : «mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent».4