Les antalgiques font partie des médicaments les plus utilisés, qu’ils aient été délivrés sur ordonnance médicale ou pris en automédication. Leur consommation n’est pas anodine en raison des risques de toxicité qui leur sont associés, notamment en cas d’âge avancé, de comorbidités ou de polymédication, synonyme d’interactions médicamenteuses. Ce risque est d’autant plus marqué que les patients n’en sont souvent pas conscients, ce qui souligne la nécessité d’une information approfondie aux patients et d’une anamnèse médicamenteuse précise.
Dans cet article, nous discutons des risques inhérents à la prise en automédication de paracétamol, d’anti-inflammatoires non stéroïdiens et d’opioïdes. Une mention particulière est faite des céphalées sur abus médicamenteux, entité caractérisée par un comportement de dépendance face aux antalgiques concernés.
Depuis plusieurs années, on assiste à une demande de plus en plus forte des patients d’avoir accès à des médicaments sans devoir recourir à une consultation médicale et donc à une prescription.1 Cette demande, dont les répercussions économiques pour les fabricants sont importantes, s’est traduite par un changement de statut de nombreuses spécialités pharmacologiques, qui sont passées de la catégorie «remise sur ordonnance médicale» (catégories A+, A et B) à la catégorie «remise sur conseil des professionnels de la santé, respectivement sur conseil spécialisé» (classe C, respectivement D), ce qui correspond en pratique à une remise over-the-counter (OTC).
De manière générale, les antalgiques figurent parmi les médicaments les plus utilisés dans le monde, qu’ils aient été délivrés sur ordonnance ou en OTC. En Suisse, on peut trouver en vente libre : l’ibuprofène 200 mg et 400 mg (cat. D), le diclofénac 12,5 mg et 25 mg (cat. C), le naproxène sodique 220 mg, le paracétamol 500 mg (cat. D), l’aspirine 500 mg (cat. D), la codéine 20 mg (dans l’indication antitussif). Les antalgiques OTC sont en général bien tolérés lorsqu’ils sont pris pendant de courtes périodes et aux doses recommandées. Cependant, leur utilisation peut engendrer des risques pour la santé dont les patients ne sont pas toujours conscients.
De nombreuses études ont évalué ces dernières années la consommation d’antalgiques dans la population. Aux Etats-Unis en 2002, 83% des 4263 personnes questionnées ont rapporté la prise d’antalgiques pendant l’année écoulée, dont 15% mentionnaient une consommation quotidienne.2 L’ibuprofène était l’antalgique OTC le plus utilisé (38% des personnes), suivi du paracétamol (33%), des produits à base d’aspirine (16%) et du naproxène sodique (9%).
Cette consommation touche plus particulièrement les adultes âgés de plus de 65 ans. En effet, l’utilisation d’antalgiques augmente avec l’âge et il est estimé que, à un moment donné, 20 à 30% des personnes de plus de 65 ans prennent une préparation antalgique dans les pays développés.3 Les raisons de cette consommation en automédication sont le plus souvent les lombalgies et les céphalées chez l’adulte jeune et les douleurs liées à l’arthrose, suivies des atteintes rhumatismales inflammatoires, chez les personnes de plus de 65 ans.
Un sujet de préoccupation est la méconnaissance des patients.2 En effet, 49% des consommateurs d’antalgiques OTC n’étaient pas inquiets au sujet d’effets secondaires potentiels de ces médicaments, 30% pensaient qu’il y avait moins de risques avec des antalgiques en automédication que sur prescription et 44% prenaient des doses plus importantes que celles recommandées sur l’emballage.
Ainsi les risques inhérents à l’automédication sont dus aux caractéristiques pharmacologiques des analgésiques couplées à une banalisation de leur emploi (tableau 1).
Le paracétamol est un des antalgiques les plus utilisés. Son effet secondaire le plus sérieux est une toxicité hépatique. En effet, la prise quotidienne de quatre grammes de paracétamol pendant deux semaines par des volontaires sains a été associée à une élévation des ALAT à plus de trois fois la norme chez 40% d’entre eux.4 Le paracétamol peut être acheté seul, mais il se trouve aussi associé dans plusieurs préparations contre le refroidissement vendues en OTC. Ceci, combiné à une marge thérapeutique relativement étroite, augmente les risques de toxicité. Chez des personnes âgées de plus de 65 ans, le paracétamol a été associé à un haut risque d’erreurs thérapeutiques entraînant des effets secondaires graves. La raison en était la présence de paracétamol dans plusieurs produits différents.5 Aux Etats-Unis, 30 000 hospitalisations par année sont dues à un surdosage en paracétamol, dont la moitié est accidentelle.6 En 2006, le nombre de consultations dans les services d’urgence liées à la prise de paracétamol dépassait celles dues aux anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS). La limitation de la dose de paracétamol à 500 mg et du nombre de comprimés par emballage – vingt en Suisse – n’a eu qu’une efficacité relative sur l’incidence et la gravité des surdosages. Une étude anglaise a montré que le paracétamol était le médicament le plus souvent impliqué dans les surdosages volontaires (48% des cas).7 Ces chiffres sont comparables à ceux rapportés avant la prise de mesures législatives. La limitation de la taille des emballages aurait par contre permis une diminution de la gravité des épisodes de surdosage. Ces conclusions ne sont cependant pas définitives. En effet, une réduction des taux de mortalité et d’hospitalisations dus au paracétamol a été observée dès 1997, un an avant l’entrée en vigueur de la législation.8 De plus, une diminution similaire de la mortalité due à des intoxications à l’aspirine et aux antidépresseurs a été observée durant la même période.9
Un risque particulier est celui de l’administration de paracétamol à de jeunes enfants. Dans une étude qualitative australienne, il s’agissait du médicament en vente libre le plus utilisé par des parents d’enfants âgés de moins de cinq ans.10 Outre un emploi à but antalgique et antipyrétique, les parents le donnaient parce qu’ils lui attribuaient un effet apaisant ou préventivement pour pouvoir laisser l’enfant à la garde d’une autre personne. Les parents donnent souvent un dosage de paracétamol incorrect. Même s’il s’agit plus fréquemment d’une dose trop faible, un surdosage a été rapporté dans 15% à 30% des cas, en particulier quand les parents ne savaient pas que la dose se calcule en fonction du poids et non de l’âge.11,12
L’inhibition des cyclo-oxygénases (COX-1 et COX-2) par les AINS est à l’origine de leur effet anti-inflammatoire et de leur toxicité multiple : gastro-intestinale, cardiovasculaire et rénale. Les patients sont souvent peu conscients des risques liés à la consommation d’AINS et à leur potentiel d’interaction avec d’autres médicaments. Dans une étude américaine, seuls 13% à 29% des patients reconnaissaient un risque à la prise d’AINS en OTC et ces chiffres étaient de 31% à 49% quand les AINS avaient été prescrits par un médecin.13 Les personnes ayant un statut socioéconomique plus bas étaient les moins conscientes de ces risques. Cette méconnaissance peut se traduire par des comportements à risque. Ainsi une enquête auprès de patients ayant récemment reçu une prescription d’AINS a montré qu’un quart d’entre eux consommaient deux AINS et que la plupart (80%) avaient acheté un des AINS en OTC.14 Une anamnèse médicamenteuse ciblée et systématique est donc nécessaire, d’autant plus que les patients omettent souvent de mentionner leur consommation d’antalgiques.15
Au Royaume-Uni, 20% à 30% des cas d’ulcères compliqués entraînant une hospitalisation chez les patients âgés de plus de 60 ans ont été imputés à la consommation d’AINS ; 10% de ces complications ont été létales.16 Ces données ne distinguent pas entre des AINS prescrits et ceux pris en automédication. Une étude a évalué le risque de toxicité gastro-intestinale définie comme perforation, ulcère ou hémorragie au sein d’une population utilisant deux AINS communément rencontrés en OTC, le naproxène à la dose de 220 mg et l’ibuprofène 200 mg, avec ou sans prise concomitante d’aspirine (ASA). L’odds ratio (OR) associé à la prise de naproxène était de 1,5 ; celui associé à l’ibuprofène s’élevait à 1,4. La prise d’ASA augmentait encore ce risque. Dans le groupe naproxène+ASA, l’ OR était de 2 par rapport au naproxène seul ; dans le groupe ibuprofène+ASA, l’OR était à 3,4 par rapport à l’ibuprofène.17 Le risque d’effets secondaires est dose-dépendant. Avec une dose d’ibuprofène < 1200 mg/j – dose recommandée en OTC – pendant quatre semaines, le risque de saignement digestif ne semble pas augmenté. Avec une dose d’ibuprofène entre 1200 et 1800 mg/j, l’OR est à 1,8 et à 4,6 avec plus de 1800 mg/j.18
Par ailleurs des patients prenant des AINS en OTC rapportaient plus de symptômes digestifs que les non-consommateurs. Ils utilisaient aussi plus de médicaments protecteurs gastriques en OTC et avaient moins recours à un médecin pour traiter leurs symptômes.19 Ceci suggère qu’il existe une population de patients dont le comportement les met plus à risque d’effets secondaires médicamenteux et de retard de prise en charge.
La prise d’AINS a été associée à une élévation de la tension artérielle, à des épisodes de décompensation cardiaque et à une insuffisance rénale aiguë.20-22 Ces risques sont particulièrement élevés chez des patients âgés et présentant des comorbidités tels une hypertension artérielle, une cardiopathie et un diabète.23,24 Ils sont encore majorés en raison de la polymédication de ces malades qui entraîne de nombreuses interactions médicamenteuses. L’augmentation de saignement lors d’emploi concomitant d’antiagrégants plaquettaires, de corticoïdes et d’anticoagulants est connue. Elle existe aussi avec les antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), lesquels agissent sur l’agrégation plaquettaire.23,25 Par ailleurs, la plupart des AINS sont métabolisés par le cytochrome 2C9 pour lequel il existe un polymorphisme génétique. La prise d’AINS et d’un anticoagulant oral chez des patients métaboliseurs lents pour cette enzyme a été associée à un risque augmenté d’anticoagulation supra-thérapeutique (INR ≥ 6) de trois à onze fois.26 L’association avec des diurétiques de l’anse et des inhibiteurs de l’enzyme de conversion augmente le risque d’insuffisance rénale, sans parler de la diminution du contrôle de l’hypertension artérielle qui peut survenir avec n’importe quelle classe d’antihypertenseur. Là aussi, le risque d’interaction est d’autant plus grand que les patients consomment les médicaments à l’insu de leur médecin.27
L’emploi des opioïdes dans un but antalgique est associé à un risque de détournement d’usage et de développement d’une toxicomanie. En 2008 aux Etats-Unis, plus du tiers des consultations aux urgences dues à un emploi non médical de médicaments, c’est-à-dire un emploi différent de celui prescrit ou recommandé, impliquait des analgésiques opioïdes.28 Pour cette raison la plupart des opioïdes font l’objet d’une surveillance stricte de leur prescription (catégorie A+). Malgré cela, l’abus de ces médicaments est fréquent. Aux Etats-Unis, il figure en deuxième position, après le cannabis.29 Dans la population âgée de douze ans ou plus, la prévalence annuelle d’abus d’oxycodone par exemple est de 6,1%.
Des opioïdes faibles comme le tramadol et la codéine ne sont pas soumis à des restrictions aussi sévères (catégories A et B, voire C). Leur emploi est néanmoins associé aux mêmes types de risque que ceux des opioïdes forts. Parmi les consultations en urgence liées à un emploi non médical des opioïdes, 2 à 3% impliquaient la codéine. Dans une étude française, sur les 54 personnes prenant de la codéine en automédication, neuf (17%) l’utilisaient à des fins détournées, comme une anxiolyse, et/ou présentaient des signes d’abus et de dépendance.30 Des opioïdes faibles, généralement pris avec d’autres médicaments, ont été impliqués dans 8% des décès par surdosage médicamenteux involontaire.31 Par ailleurs, une forte consommation de codéine chez des personnes prenant un autre dépresseur du système nerveux central a été associée à une augmentation du risque d’accidents de la circulation entraînant des lésions corporelles.32 Bien que non significative, la tendance était la même pour le tramadol.
Le tramadol a aussi été associé à une dépendance et à des décès par surdosage. L’action opioïde du tramadol est le fait d’un métabolite issu de sa transformation par le cytochrome hépatique 2D6. Le tramadol lui-même a une activité sérotoninergique et noradrénergique. Ces particularités ont pour conséquence un risque augmenté d’interactions médicamenteuses. La prise concomitante d’un médicament sérotoninergique et/ou inhibiteur du CYP2D6 résulte en une activité sérotoninergique augmentée avec le risque d’apparition d’un syndrome sérotoninergique. Les ISRS sont souvent impliqués car ils sont couramment prescrits et que plusieurs d’entre eux sont des inhibiteurs puissants du CYP2D6. En outre, il existe un polymorphisme génétique de ce cytochrome. Le risque de syndrome sérotoninergique est donc plus élevé chez les personnes dont l’activité du CYP2D6 est diminuée.
Les risques liés à la consommation d’analgésiques ne découlent pas seulement de leurs caractéristiques pharmacologiques. Une entité clinique spécifique, les céphalées par abus médicamenteux, a été associée à la prise régulière d’antalgiques. Elle est observée chez des patients souffrant de céphalées chroniques, primaires ou secondaires (céphalées de tension, migraines, sinusite chronique), et concerne toutes les classes d’analgésiques, seuls ou en combinaison. La part des triptans n’a fait qu’augmenter avec le temps de même que celle des analgésiques simples, lesquels sont impliqués dans 30% des cas vus dans certains centres spécialisés.33 Les critères d’abus médicamenteux sont remplis lorsqu’il y a consommation d’antalgiques ou de dérivés d’ergot pendant au moins quinze jours par mois, et ceci durant plus de trois mois. En ce qui concerne les triptans et les antalgiques combinés, le seuil a été arrêté à au moins dix jours par mois. La détection précoce est la clé de la prise en charge car le sevrage médicamenteux est très difficile à réaliser. D’une part ces patients développent un comportement de dépendance par rapport à ces substances et d’autre part l’arrêt des antalgiques peut entraîner un phénomène de rebond avec aggravation transitoire des céphalées. En outre, si la composante algique due aux médicaments disparaît, les douleurs de base, elles, restent présentes. Il existe des aides pour le dépistage de ces patients. Différents scores, initialement utilisés dans l’évaluation de la dépendance psychologique à des drogues, se sont avérés des instruments adéquats pour détecter un abus médicamenteux dans le contexte de céphalées chroniques.34
Les antalgiques font partie des médicaments les plus utilisés dans le monde. Leur emploi en OTC ou en automédication aux doses recommandées pendant de courtes périodes n’entraîne généralement pas de risque majeur de toxicité. La plus grande vigilance est cependant de mise surtout dans les groupes à risque comme les personnes âgées, en présence de comorbidités et lors de polymédication. Le médecin doit s’enquérir de ce que prend vraiment le patient, que ce soit des analgésiques prescrits ou en OTC, et s’assurer qu’il comprenne les enjeux du traitement et les risques d’interaction médicamenteuse.
> Les risques associés à l’utilisation des antalgiques en automédication sont liés aux caractéristiques pharmacologiques des substances concernées mais également à la méconnaissance de ces risques par les patients
> Les patients omettant souvent de mentionner spontanément leur consommation d’antalgiques en automédication, il est primordial de la rechercher activement par une anamnèse médicamenteuse ciblée
> L’augmentation bien connue du risque d’hémorragie digestive lors de l’emploi concomitant des AINS et des antiagrégants plaquettaires, des anticoagulants ou des stéroïdes, est également présente avec les antidépresseurs de type inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine
> Les opioïdes faibles de type tramadol ou codéine peuvent entraîner les mêmes risques que ceux associés aux opioïdes forts (notamment le détournement d’usage ou la dépendance)
> Les céphalées par abus médicamenteux doivent être identifiées le plus précocement possible en raison de la difficulté du sevrage médicamenteux. Des scores peuvent être utiles au dépistage de ces entités présentant des caractéristiques de pharmacodépendance
Les antalgiques font partie des médicaments les plus utilisés, qu’ils aient été délivrés sur ordonnance médicale ou pris en automédication. Leur consommation n’est pas anodine en raison des risques de toxicité qui leur sont associés, notamment en cas d’âge avancé, de comorbidités ou de polymédication, synonyme d’interactions médicamenteuses. Ce risque est d’autant plus marqué que les patients n’en sont souvent pas conscients, ce qui souligne la nécessité d’une information approfondie aux patients et d’une anamnèse médicamenteuse précise.
Dans cet article, nous discutons des risques inhérents à la prise en automédication de paracétamol, d’anti-inflammatoires non stéroïdiens et d’opioïdes. Une mention particulière est faite des céphalées sur abus médicamenteux, entité caractérisée par un comportement de dépendance face aux antalgiques concernés.