Il n’est guère fréquent que les multinationales de l’industrie pharmaceutique annoncent haut et clair un fiasco. Affaire d’image et de risques financiers, de désarrois boursiers et de doutes sur les compétences stratégiques et scientifiques de ces géants aux pieds – parfois – argileux. Mais il est vrai aussi qu’il peut être plus dangereux de tenter de cacher l’existence d’un fiasco que d’en anticiper la découverte par on ne sait quel Rouletabille mal intentionné. Telle est la problématique à laquelle les responsables de la multinationale allemande Boeringher Ingelheim étaient confrontés avec leur embarrassante flibansérine, cet antidépresseur potentiel tenu pour être susceptible de stimuler des libidos féminines défaillantes ; soit un marché estimé – bon an, mal an – a environ deux milliards de dollars.
Ce composé est généralement présenté comme un antagoniste des récepteurs de la sérotonine.1 Et les responsables de Boehringer Ingelheim ont tranché et viennent de faire savoir qu’ils abandonnaient le développement de la flibansérine ; une molécule qu’ils présentaient il y a peu encore – à grand renfort de publicités destinées au plus grand nombre – comme une forme d’équivalent de Viagra féminin. Ce jusqu’à un mauvais jour du mois de juin et les conclusions d’un comité consultatif indépendant d’experts de la Food and drug administration (FDA) américaine. Selon eux, les différents essais cliniques menés auprès de plusieurs milliers de femmes n’avaient pas permis d’établir l’existence d’un rapport bénéfices/risques favorable.
« L’efficacité est insuffisante pour justifier les risques» avait alors publiquement déclaré, le Dr Julia Johnson, présidente du comité, par ailleurs spécialiste d’obstétrique et de gynécologie (Université du Massachusetts). Ce comité était composé de sept femmes et quatre hommes. Et il a jugé par dix voix contre une que ce rapport ne permettait pas, en l’état, de donner le feu vert à la commercialisation (Revue médicale suisse du 30 juin). Peu de temps avant ce vote, une analyse (réalisée par des médecins de la FDA) de plusieurs des essais de phase III concluait que les résultats présentés ne permettaient pas «de démontrer statistiquement une amélioration significative du désir sexuel » chez les femmes concernées. Ces médecins soulignaient aussi que la prise de flibansérine était associée à un risque nullement négligeable d’effets secondaires indésirables au premier rang desquels des symptômes dépressifs. Les principaux essais cliniques analysés avaient été menés durant 24 mois aux Etats-Unis et au Canada auprès de 1323 femmes, mariées et pour la plupart en bonne santé (si l’on excepte une libido parfois qualifiée de « chancelante »). Les membres du groupe flibansérine avaient alors indiqué avoir eu une moyenne mensuelle de « 4,5 rapports sexuellement satisfaisants » (orgasme compris ou pas) contre une moyenne de « 3,7 » chez les femmes du groupe placebo et de « 2,7 » chez celles n’ayant rien pris.
Grosse déception, on s’en doute chez ceux qui avaient cru utile de financer une campagne agressive et anticipée de publicité en faveur d’une molécule promue au rang de médicament. Pour sa part, le Dr Christopher Corsico, responsable médical de la firme allemande aux Etats-Unis, avait annoncé son souhait de poursuivre le travail en liaison avec la FDA. Leonore Tiefer (Université de New York), membre du groupe consultatif en charge de conseiller la FDA, expliquait quant à elle que la « complexité émotionnelle » de la sexualité féminine et les problèmes pouvant en résulter n’avaient, le plus souvent, pas de cause strictement médicale. Une autre manière de remettre en cause l’existence même de l’entité pathologique dénommée « trouble du désir sexuel hypoactif » ; une entité pourtant bel et bien présente dans la catégorie des dysfonctionnements sexuels féminins au sein du célèbre DSM-IV de l’Association américaine de psychiatrie.
Et donc, aujourd’hui, virage lof pour lof de la multinationale allemande. «La réponse des autorités ainsi que la complexité et l’ampleur des questions supplémentaires auxquelles il faudrait répondre pour éventuellement obtenir une autorisation de mise sur le marché ont amené la compagnie à décider de se concentrer sur d’autres produits en développement» vient de faire savoir, sur son site, Boehringer Ingelheim. « La décision n’a pas été prise à la légère, compte tenu du stade avancé de développement. (…) Nous restons convaincus des effets positifs en termes de risques/bénéfices pour les femmes souffrant de “trouble hypoactif du désir sexuel” avec la flibansérine », soutient Andreas Barner, président du conseil d’administration. La flibansérine (pilule de couleur rose qui devait être commercialisée sous le nom d’« Ectris » ou de « Girosa ») n’a été approuvée dans aucun pays au monde et ne le sera donc, sauf surprise, jamais.
Comment ne pas trop perdre la face ? La multinationale Boehringer Ingelheim se dit fière d’avoir contribué à une meilleure compréhension de la baisse du désir sexuel grâce à ses importants investissements dans la recherche, de développement et des activités éducatives. «La nécessité d’une meilleure compréhension de la baisse du désir sexuel et de son traitement possible continue, et nous espérons que les communautés scientifique et médicale s’appuieront sur les connaissances que la recherche de Boehringer Ingelheim a fournies pour trouver des solutions pour les femmes qui souffrent de ce trouble», a déclaré Michael Sand, directeur de la recherche clinique et stratégique de la firme. Cette dernière va réaffecter ses ressources dans d’autres domaines concernant notamment le diabète et les affections cancéreuses.
A ce stade il serait facile, trop facile sans doute, de se gausser : la méchante multinationale confrontée à ses propres contradictions ; les impasses réductionnistes de l’institution psychiatrique américaine face aux souffrances sexuelles (féminines et autres) contemporaines ; la volonté à bien des égards suicidaire de définir des normes dans un domaine – celui de la sexualité – où nous pressentons tous que, précisément, la norme collectivement définie ne peut pas être le synonyme des équilibres individuels.
La firme Boehringer Ingelheim a sans aucun doute fait ce qu’elle avait cru pouvoir faire. Des centaines de cliniciens et biologistes ont participé à l’aventure avant que cette dernière ne s’achève sous le couperet. Des praticiens (conflit d’intérêt ou pas) sont par définition profondément divisés sur un tel sujet. Dont acte. Et maintenant ? Dans le secret du cabinet, que dire aux femmes souvent déjà très largement informées de la prochaine arrivée en pharmacie d’« Ectris » ou de « Girosa » et qui souffrent d’une libido qu’elles perçoivent comme en dehors des clous normatifs médiatisés ? Peut-être leur dire que la chimie n’est pas la magie ; et entre les lignes que la médecine, la parole ouverte et entendue sont, décidément et comme toujours, bel et bien là.