Un jour, il arriva deux escrocs qui se firent passer pour des tisserands et prétendirent qu’ils savaient tisser l’étoffe la plus ravissante qu’on puisse imaginer... les vêtements confectionnés avec cette étoffe possédaient une propriété merveilleuse : ils devenaient invisibles pour toute personne qui ne remplissait pas bien sa fonction ou qui était d’une stupidité inadmissible. Ce sont de bien beaux habits, pensa l’empereur ; en les portant je pourrais savoir quels hommes ne remplissent pas bien leur fonction dans mon royaume ; je saurais distinguer les gens habiles des gens stupides !
H.C. Andersen, Contes, Les habits neufs de l’empereur, 1837Les événements se précisent, ou plutôt ils se précipitent. La quasi-certitude, selon la volonté politique actuellement prédominante, de voir apparaître des réseaux de soins de type «managed care» dont le but avéré est une maîtrise des coûts de la santé, incite à clarifier certaines notions.
La caractéristique principale des réseaux de ce type est la gestion budgétaire dans un contexte clairement affirmé de concurrence.
Celle-ci représente le principal pour ne pas dire l’unique outil devant permettre la gestion d’un marché – celui des soins – jugé équivalent à n’importe quel autre marché, le «choix» d’une pathologie par un patient et celui de son traitement étant estimés identiques à celui de n’importe quel objet de la consommation courante.
Afin d’atténuer la rudesse de cette affirmation, dont bien entendu rien ne démontre qu’elle soit exacte, une seconde notion devient omniprésente dans le discours politique et surtout celui des assureurs : la qualité.
Ce terme est actuellement décliné selon tous les modes, ressassé jusqu’à saturation. Claude Ruey, président de santésuisse, ne l’utilise pas moins de quatre fois dans un pourtant très court entretien au Temps (5.11.10) justifiant la mise sur pied des réseaux. Il est aussi envisagé de «soumettre» (!) les médecins travaillant avec l’Helsana à des «directives strictes en termes de qualité», les «critères de sélection» en vue de l’admission de membres étant «très élevés» (Senso, 2010).
Les assureurs jugent la qualité définitivement associée à la concurrence alors que d’autres concepts telle la protection des données, et donc tout ce qui touche au secret médical, ne représentent, pour santésuisse, qu’une «limitation qui n’a plus lieu d’être» (Tribune Médicale, 22.10.10).
Certains soignants évoquent une véritable crise de «qualitite», d’autres la comparent à l’utilisation obsessionnelle d’un «mantra», inlassablement répété en boucle et induisant une véritable dissociation psychologique. C’est-à-dire qu’en fixant son attention sur un seul sujet, l’utilisateur devient alors incapable de percevoir la situation dans sa globalité, l’arbre peut ainsi cacher la forêt sans que personne ne s’en étonne…
Cette qualité doit bien sûr être attestée par des organismes de certification, externes à la structure de soins, afin de pouvoir adhérer au réseau mais surtout de pouvoir bénéficier d’une valeur de point tarifaire supérieure selon un article projeté (art 43 6bis) de la LAMal.
Il apparaît donc fort logiquement une véritable «industrie de la certification» au sein de laquelle la concurrence est féroce. A ce sujet, la norme DIN 33430 (!) est censée permettre de «faire la distinction entre les prestataires sérieux et les autres» (Tribune de Genève, 23.12.09). On attend avec impatience la certification de cette norme certifiant les certificateurs…
La question se pose tout de même : que coûtent et que valent ces certifications, en bref, quelle est leur efficience ?
– Sur le plan de l’efficacité tout d’abord, aucune démonstration n’a pu être faite d’une quelconque supériorité des systèmes de soins certifiés. L’étude la plus puissante statistiquement (plus de 240 hôpitaux et 40 000 dossiers) a conclu à l’équivalence des soins, certification ou pas.1 L’efficacité réelle n’est donc jamais démontrée, mais régulièrement affirmée, notamment par les professionnels de la certification comme K. Hess de l’Institut EQUAM pour qui «les mauvais médecins ne veulent pas de certificats» (Senso, 2006). La certification extérieure étant subjectivement jugée indispensable pour être «un bon médecin».
On peut également douter de l’utilité pratique des innombrables procédures basées sur les recommandations des sociétés médicales, même très spécialisées, à l’exemple de la cardiologie dont les deux sociétés américaines ont livré 2711 recommandations… Leur niveau d’évidence est «de qualité discutable ou franchement mauvais», reposant alors uniquement sur des opinions d’experts, mais dans ce cas, «l’excès vient au secours de l’inadéquation» 2 car leur nombre même les rend totalement inapplicables…
Ces mêmes procédures, automatisées à l’extrême pour raisons de qualité et de sécurité, c’est-à-dire informatisées, peuvent paradoxalement se révéler dangereuses, c’est-à-dire responsables de la péjoration de l’état de patients. L’exemple le plus dramatique étant représenté par l’application «aveugle» de procédures médicales en soins intensifs de pédiatrie, résultant en un doublement de la mortalité ! 3 Une nouvelle pathologie est donc apparue : l’e-iatrogénie…
Les coûts sont en revanche bien réels, et doivent surtout être évalués de manière globale, et pas uniquement financiers.
La lecture du BMS en 2010 et les articles dédiés à la qualité nous indiquent, pour la certification externe des cabinets médicaux les plus modestes (une à trois personnes), des budgets de plusieurs milliers de francs, sésames indispensables mais à validité temporelle bien entendu limitée à trois années… Il faut y ajouter une «présence certifiée sur internet» et l’inévitable sondage de satisfaction des patients, dont le coût peut être abaissé en recourant à un «sponsoring externe»…
Le temps consacré aux diverses activités récurrentes de certification est plus difficilement chiffrable mais de toute évidence très important, au point que l’on envisage une compensation financière dont les modalités restent bien entendu à trouver.
La meilleure image de l’investissement global nécessaire (budget et temps) est certainement donnée par la figure utilisée à plusieurs reprises par le BMS 4 (mettant «en lumière» non pas la qualité réelle des prestations médicales ou des soins, mais la somme des coûts globaux qui lui sont consacrés).
Le coût caché le plus important, bien que parfaitement non quantifiable, risque bien d’être celui de notre crédibilité professionnelle.
La très sérieuse Société américaine de psychopharmacologie, par le biais de son journal officiel, le Journal of clinical psychiatry,5 a initié un programme de certification particulièrement complexe. Il s’agit d’un conglomérat d’exigences mêlant CME, analyse de cas traités, revues de situation par ses pairs, soumission à des examens théoriques, comparaison de performance dans la pratique et bien sûr, prise en compte de l’avis des collègues et de la satisfaction des patients. Si cette démarche semble actuellement banale, son but réel et avoué l’est moins, ainsi que la désarmante franchise avec laquelle ses initiants l’expriment. Cet ambitieux et lourd programme ne vise en fait qu’à «augmenter le standing de la psychiatrie dans le regard des autres disciplines médicales et du public». La question d’une quelconque amélioration réelle des soins psychiatriques n’est pas mentionnée, si ce n’est pour reconnaître qu’elle s’avère «problématique»…
En résumé, il ne s’agit, par le biais de cette certification officielle, que d’une affaire d’image, plus précisément d’une illusion de qualité pour le public non spécialisé à qui elle s’adresse.
Au-delà d’un marketing agressif et efficace, l’efficience des certifications proposées (bientôt imposées ?) n’est donc toujours qu’affirmée au lieu d’être démontrée. S’il s’agissait d’un médicament, le «service médical rendu» serait quasi nul et aucune autorisation de mise sur le marché ne serait accordée.
Le risque existe que les futurs systèmes de soins doivent se focaliser sur des listes d’indicateurs de type «pay for performance» ou «Quali-med-net» pour des raisons essentiellement économiques. Ces indicateurs ne font que donner l’illusion d’une qualité de soins, à l’instar des agences de notation de l’économie, en «position quasi hégémonique…, visant à créer la confiance…, polarisant l’attention sur une référence unique» (Le Temps, 10.06.10), mais parfaitement incapables de prévoir des faillites industrielles retentissantes ou de véritables séismes dans le monde bancaire.
Si les soignants, qui travaillent depuis longtemps en réseaux informels et donc en soins «intégrés», acceptent cet engrenage de concurrence financière, autant qu’ils le fassent en connaissance de cause, sans être dupes, et conscients des risques du nouveau système.
En effet, toute incitation financière à adhérer aux réseaux «gérés et en concurrence», aura en fait pour beaucoup de patients (notamment les personnes subventionnées) une valeur d’obligation. Il s’ensuivra un phénomène de captivité dans le réseau le moins cher et inévitablement des mesures de restriction (diagnostique et thérapeutique) en raison des contraintes financières du système. Il sera impossible pour un patient de «voter avec ses pieds», c’est-à-dire de quitter un système dont il n’est pas satisfait en dépit d’un excellent «rating de qualité» officiel.
Cela risque bien de signifier, alors, la fin de la possibilité de «soigner les miséreux comme les princes…».