De nombreux historiens et sociologues des sciences soulignent l’importance pour les scientifiques de produire des connaissances socialement robustes et d’être attentifs aux demandes émanant de la société.1 Ce nouveau contrat entre la science et la société a fait émerger une multitude d’activités d’engagement pour les scientifiques : conférences publiques, festivals scientifiques, portes ouvertes, cafés scientifiques, boutiques des sciences, collectifs de patients, etc. En ce qui concerne les activités liées à des disciplines scientifiques émergentes, le concept d’upstream public engagement a été défini : l’engagement précoce dans le processus d’innovation qui consiste à consulter le public dès le début d’un développement scientifique pour examiner la formation et l’évolution des attitudes.2 Ce concept, qui a été abondamment utilisé dans le cas des nanotechnologies en particulier avec l’intention de tirer les leçons des biotechnologies, mériterait d’être également étudié dans le cadre de la médecine régénérative.3 Ce nouveau domaine médical, qui représente un changement de vocation en repoussant les limites de l’organisme, pourrait changer considérablement notre vie quotidienne et notre vision de la condition humaine et du progrès social.4 Par conséquent, il risque fort de ne pas laisser le grand public insensible.
Une récente enquête sur la science, les technologies et les biotechnologies réalisée en Suisse 5 apporte des informations sur les attitudes du public envers la médecine régénérative qui peuvent être utiles pour alimenter la réflexion dans ce domaine. Pour étudier les représentations de la population, les enquêteurs ont commencé par expliquer aux enquêtés que la médecine régénérative est « un nouveau domaine médical et de manipulations cliniques qui se concentrent sur la réparation, le remplacement ou la croissance de cellules, tissus ou organes ». Ensuite, les répondants devaient évaluer différents exemples de médecine régénérative (tableau 1).6
Selon les exemples, le niveau d’approbation des répondants varie énormément : 64% d’approbation pour la recherche sur les cellules souches adultes, 55% pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires, 52% pour la recherche transgénique sur les animaux, 50% pour la recherche sur la thérapie génique humaine mais seulement 34% pour la médecine régénérative cherchant à améliorer les performances des personnes saines.
Le débat sur la régulation de la recherche biomédicale a fait émerger une série d’arguments éthiques et moraux qui pourraient également s’appliquer à la médecine régénérative. Par conséquent, nous avons soumis aux répondants une sélection de ces arguments. Une majorité des Suisses n’est pas favorable à l’utilisation d’embryons humains (51 et 49%, tableau 2) et considère l’embryon comme un être humain dès sa conception (63%). Néanmoins, la majorité relative des répondants ne va pas jusqu’à interdire les recherches sur des embryons humains (49 contre 41% d’interdiction). De plus, 60% des Suisses affirment que le transfert horizontal de gènes (homme – animal) est inacceptable. Finalement, une large majorité des Suisses ne soutient pas la médecine régénérative si elle ne profite qu’à quelques personnes (56%) ou qu’aux riches (77%) et si cette recherche implique des risques pour les générations futures (73%). Dans ce domaine, 51% des Suisses estiment que la science ne devrait pas prévaloir sur l’éthique en cas de divergence entre les points de vue.
La médecine régénérative émerge dans un climat favorable à la science et aux technologies (69% de soutien à la recherche scientifique) mais s’accompagnant d’une demande de plus d’informations de la part des scientifiques (52%) et d’une perte de confiance envers les scientifiques car ils dépendent de plus en plus de l’argent de l’industrie (62%). Face à la complexité des développements scientifiques, le citoyen en vient à devoir faire plus ou moins confiance à toute une série d’acteurs supposés garantir sa sécurité et sa santé, l’informer, etc. En d’autres termes, le mécanisme de confiance lui permet de réduire la complexité. Lorsqu’il s’agit de définir les acteurs les mieux qualifiés pour expliquer l’impact des développements scientifiques et technologiques sur la société, les répondants plébiscitent en premier lieu les scientifiques travaillant à l’université ou dans des centres de recherche publics (69%). Cette confiance envers les chercheurs universitaires devance très largement celle accordée aux scientifiques travaillant dans des laboratoires industriels (32%), aux associations pour la protection de l’environnement (29%) ou aux organisations de consommateurs (26%). A noter que les médecins viennent au cinquième rang (17%), les journalistes de la presse écrite au sixième rang (15%) et les représentants du gouvernement au septième rang (13%). Pour propager la confiance du public dans la science, il s’agit donc de favoriser les activités de débat et d’engagement du public ainsi que de promouvoir la recherche indépendante, détachée des lois du marché, transparente et donc d’encourager son financement public.
Ces résultats montrent que la médecine régénérative pose problème à une majorité des Suisses. Si ce domaine médical entend se développer sans heurts avec la population, il s’agit que les scientifiques la développant ne perdent pas de vue l’inscription sociale de leur activité et s’appliquent à communiquer avec le public.