En ce Paris de la mi-octobre (et plus précisément rue Bonaparte) on pouvait sous les ors de l’Académie nationale de médecine percevoir comme des fragrances de science-fiction. Cette célèbre compagnie organisait, avec l’Académie de chirurgie sa consœur, une journée commune. Thème : «Les organes auto-construits remplaceront-ils la transplantation ?». A dire vrai la question portait moins sur le fait de savoir si cette substitution se réaliserait que sur celui de savoir quand l’événement se produirait. Le message public des académiciens était le suivant : «la recherche dans ce domaine avance sur la piste des cellules souches qui est assurément la plus prometteuse, mais pour autant il ne faut surtout pas décourager les donneurs.» La question portait sur le rein mais également sur le foie, sujet d’actualité depuis la première réalisée (sur le rat) en 2010 par le Pr Uygun Korkut (Harvard Medical School) et son équipe.
«C’est le premier pas vers une nouvelle approche pour traiter l’insuffisance hépatique, avait alors déclaré le Pr Korkut. Un greffon hépatique qui reste viable à long terme pourrait être utilisé pour remplacer (ou venir en complément de) la transplantation. Il pourrait être utilisé également comme substitut temporaire pour traiter les patients en insuffisance hépatique aiguë (liée par exemple à une toxicité médicamenteuse) ou les patients atteints d’un cancer du foie qui requièrent une large exérèse du foie». Il ajoutait toutefois qu’il lui était difficile de préciser quand il pourrait réaliser un tel exploit chez l’homme. «Si tout continue d’aller bien, peut-être dans cinq à dix ans, mais je ne promets rien» expliquait-il.
A quand, donc, les premiers néofoies humains ? A Paris, la synthèse et les éléments actualisés de réponse ont été apportés par le Pr Dominique Franco, chef du Service de chirurgie digestive et viscérale de l’Hôpital Antoine-Béclère (Clamart) et Karim Si-Tayeb (Inserm, Hôpital de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre). Ils ont tout d’abord rappelé qu’aujourd’hui le traitement des maladies hépatiques par transplantation d’hépatocytes matures n’avait pas trouvé d’application thérapeutique bien définie ; et ce «en raison de la difficulté de faire intégrer et se maintenir dans les travées hépatocytaires un nombre suffisant d’hépatocytes fonctionnels».
Des travaux récents ont toutefois montré qu’il était possible (par l’utilisation de «détergents doux») de décellulariser complètement le squelette vasculaire hépatique, tout en maintenant un réseau vasculaire intègre et une matrice extracellulaire spécifique. L’ensemencement d’hépatocytes et/ou d’autres populations cellulaires permet alors d’obtenir en quelques semaines un organe complet, fonctionnel et transplantable chez le petit animal. Il est ainsi selon eux possible, en marge des formidables possibilités d’investigation qu’offrent de tels modèles de foie autoconstruits par l’association de la bio-ingénierie et de la thérapie cellulaire, de construire de tels néofoies chez l’homme. Cette construction pourrait se faire à partir de squelettes exogènes et de cellules allogéniques (ou, mieux, de cellules autologues) à partir de cellules pluripotentes induites ; elle pourrait permettre de remplacer la transplantation hépatique conventionnelle, et ce pour de nombreuses pathologies hépatiques.
Les premiers espoirs dans ce domaine datent de la fin des années 1970 avec la démonstration que l’on pouvait obtenir une diminution de l’ictère chez des rats ayant un déficit de la glucuroconjugaison de la bilirubine par la transplantation d’hépatocytes normaux. Moins de 5% de la masse totale d’hépatocytes étaient suffisants pour supprimer les effets d’un déficit enzymatique congénital. Ces résultats furent confirmés dans d’autres modèles expérimentaux de petits animaux laissant espérer une application rapide chez l’homme. «Une cinquantaine de transplantations d’hépatocytes ont été effectuées chez des patients ayant une cirrhose, une insuffisance hépatique aiguë ou une maladie hépatique métabolique congénitale (hypercholestérolémie, syndrome de Crigler-Najjar, déficit en enzymes du cycle de l’urée…). Chez ces derniers seulement, la transplantation d’hépatocytes a eu des effets modérés, inconstants et de courte durée» résument les deux spécialistes.
Il est vite apparu qu’il était difficile de transplanter, en particulier chez le gros animal, un nombre suffisant d’hépatocytes viables, capables de s’intégrer dans les travées hépatocytaires du receveur et d’y proliférer suffisamment pour entraîner une amélioration durable. Et à la différence de ce qui peut exister pour de nombreux autres organes, le nombre d’essais cliniques utilisant la transplantation d’hépatocytes dans le traitement de maladies hépatiques est extrêmement faible. «Pour autant, de nombreux travaux ont montré que l’inclusion des hépatocytes dans une matrice extracellulaire augmentait leur durée de survie et améliorait leur capacité de fonctionnement» rappellent MM. Franco et Si-Tayeb. Ils précisent que plusieurs types de matrices extracellulaires artificielles ou naturelles, développés à partir d’organes comme l’intestin, ont été testés sous différentes formes physiques, (microtubules, billes, ou bioréacteurs).
Les matrices extracellulaires en trois dimensions favorisent d’autre part l’organisation des hépatocytes en organoïdes, reproduisant des micro-unités hépatiques. Mieux encore, ces organoïdes ont, in vitro, une fonction hépatique supérieure à celle des hépatocytes isolés en culture sans matrice extracellulaire. On peut aussi compter avec l’association de la bio-ingénierie et de la biologie cellulaire. La nature de la matrice extracellulaire, l’addition de différentes substances et en particulier de facteurs de croissance ou de facteurs angiogéniques, ou encore de protéines spécifiques de la matrice extracellulaire hépatique peut en effet agir sur la différenciation des cellules, leur fonctionnalité et leur insertion dans le réseau capillaire.
«On peut dès lors envisager la réalisation soit de foies bio-artificiels externes, soit d’organoïdes hépatiques implantables en sous-cutané ou en sous-capsulaire hépatique, plus efficaces et plus durables que des hépatocytes transplantés dans le foie par voie intraportale, assurent les deux auteurs de la communication. L’objectif est principalement d’améliorer pendant un temps la fonction hépatique en attendant une amélioration spontanée de l’état du foie ou une transplantation. Un premier exemple de ce type de foie bio-artificiel est représenté par le système Mars utilisant des hépatocytes porcins. Même si des améliorations ont été observées en particulier chez des malades ayant une insuffisance hépatique aiguë terminale, les essais n’ont jamais réussi à démontrer complètement son efficacité.»
L’heure thérapeutique présente semble donc bien à la décellularisation suivie de la recellularisation de l’organe hépatique humain.
(A suivre)