L’affaire n’a, semble-t-il, guère ému sur le Vieux Continent. Faudrait-il, une fois encore, s’étonner, s’émouvoir ? Peut-être bien. Menée sous la direction de Renée Heffron et Jared M. Baeten (Département d’épidémiologie de l’Université Washington, Seattle), une étude prospective, cofinancée par le gouvernement américain et la Fondation Melinda et Bill Gates, vient d’être publiée par The Lancet Infectious Diseases.1 Ce travail prospectif visait à répondre de la manière la plus rigoureuse qui soit à une question soulevée de façon récurrente mais non conclusive depuis précisément vingt ans. Tout avait commencé avec les premières observations faites chez des prostituées africaines de Nairobi lors d’une étude devenue célèbre,2 réalisée par une équipe dans laquelle figurait le Pr Peter Piot, futur directeur exécutif d’Onusida. Cette équipe s’intéressait alors aux différents cofacteurs pouvant jouer un rôle facilitateur dans la transmission du VIH. Elle concluait que la contraception hormonale, les ulcères génitaux et certaines infections sexuellement transmissibles pouvaient effectivement être tenus pour jouer un tel rôle. Vingt ans plus tard où en est-on ?
La question est d’autant plus importante qu’une grande majorité des seize millions de femmes aujourd’hui infectées par le virus du sida à travers le monde vivent en Afrique subsaharienne. Et que dans cette même région continentale, une forte proportion des femmes en âge de procréer a recours à une contraception hormonale. Il s’agit le plus souvent d’une contraception «retard», conférée par des injections intramusculaires (à la fois profondes et trimestrielles) d’acétate de médroxyprogestérone (Depo-Provera).
Cette méthode contraceptive est-elle de nature à augmenter le risque de contamination virale par voie sexuelle ? Oui, répondent en substance aujourd’hui les auteurs du travail mené dans sept pays d’Afrique subsaharienne : Botswana, Kenya, Rwanda, Afrique du Sud, Tanzanie, Ouganda et Zimbabwe. Et cette augmentation n’est en rien un risque mineur. L’étude a été conduite auprès de 3790 couples hétérosexuels discordants, suivis en moyenne pendant dix-huit mois, période durant laquelle 167 personnes ont été infectées, dont 73 femmes.
Après analyses statistiques des données résultant des 1314 couples où la femme était séronégative, le taux de contamination s’est révélé presque deux fois supérieur chez celles qui utilisaient une contraception hormonale «retard» (6,61%) que chez celles qui n’y avaient pas recours (3,78%). Et dans les 2476 couples où l’homme était séronégatif, la transmission du VIH par les femmes sous contraception hormonale a été de 2,61%, contre 1,51% pour les autres. L’élévation du risque de transmission concerne donc autant les hommes que les femmes. Le rôle pouvant être joué par une contraception non pas injectable mais orale a aussi été étudié sans que des conclusions statistiquement significatives aient pu être tirées, du fait notamment du faible nombre de femmes concernées.
Ces résultats confirment ceux d’études précédentes et d’expériences menées chez le macaque. Pour rigoureux qu’il soit, ce travail n’est toutefois pas sans présenter quelques biais méthodologiques. Qu’en a-t-il été précisément, par exemple, du recours aux préservatifs masculins ? Ce travail ne permet pas non plus d’expliquer les raisons d’un tel phénomène. Les spécialistes évoquent ici différentes possibilités comme des modifications de l’épithélium vaginal, des modifications immunologiques ou virologiques induites par le recours à une contraception hormonale. Il faut aussi tenir compte des différents effets indésirables de ce type de contraception : prise de poids, disparition du cycle menstruel parfois remplacé par des ménométrorragies qui peuvent être parfois importantes et qui sont dues à des troubles de l’endomètre, troubles digestifs, réactions allergiques, cas d’ostéoporose.
Au vu de l’ampleur de la question de santé publique qui est ici soulevée, plusieurs membres de la communauté médicale et scientifique spécialisée plaident aujourd’hui en faveur du lancement d’une étude de grande ampleur qui permettrait de trancher de manière définitive ; une étude qui s’intéresserait notamment à l’impact des différentes méthodes contraceptives : pilules avec différents dosages ou injections «retard», stérilet, préservatifs masculins et féminins, etc. Rien toutefois n’est simple dans un tel domaine. L’un des premiers obstacles réside dans la méthodologie qui devrait être adoptée pour bâtir une telle étude débarrassée des principaux biais habituellement rencontrés. Peut-on, d’un point de vue éthique, prendre aujourd’hui le risque d’exposer délibérément des hommes et des femmes à un risque potentiel accru de transmission par le VIH ? Faut-il, au contraire, tenir pour acquis que ce risque existe et en tirer les conséquences pragmatiques ?
Il faut d’autre part ajouter que cette problématique doit tenir compte des bénéfices sanitaires, désormais bien établis, apportés par la contraception féminine «retard» dans une large fraction de la population africaine : réduction de la mortalité maternelle, amélioration du poids à la naissance et du suivi médical pédiatrique, augmentation du niveau socio-économique, féminin notamment, etc.
Le dilemme éthique est ainsi clair : faut-il ou non continuer, au nom de la santé publique, à faire la promotion de la contraception hormonale dans les populations africaines particulièrement exposées au risque de contamination par le VIH ? L’heure est-elle au contraire venue de passer à d’autres méthodes contraceptives ? Faut-il d’ores et déjà soutenir que le recours au préservatif masculin devrait désormais être la seule méthode assurant prévention et contraception ?
Ce type de problématique n’est pas sans rappeler les impasses auxquelles peuvent conduire certaines interventions à visée préventive dans les pays les plus touchés par l’épidémie de sida. C’est par exemple le cas avec la démonstration de l’efficacité relative et discutée (Rev Med Suisse 2009;5:1579) de la circoncision dans les pays d’Afrique subsaharienne ; pratique qui, en toute hypothèse, ne peut se substituer au recours systématique au préservatif dans les situations potentiellement à risque. Comment dès lors expliquer aux personnes directement concernées que la circoncision est certes efficace, voire nécessaire, mais que les hommes circoncis doivent néanmoins continuer à user du latex ? Comment parler simplement quand on ne dispose pas de certitudes sur un sujet à ce point délicat ?
Plus généralement, la question soulevée (rarement abordée publiquement) est celle de savoir qui doit répondre à de tels calculs entre les bénéfices visés et les risques encourus ? Est-ce à la communauté scientifique et médicale spécialisée et si oui par la voix de quelles instances ? Faut-il au contraire imaginer que ceci est avant toute chose du ressort des responsables politiques et sanitaires des régions et des pays concernés ? Les autorités religieuses, qui aiment tant régenter les affaires relatives à la sexualité et à la mort, ont-elles ou non, ici, voix au chapitre ? Trente ans après l’émergence de cette nouvelle épidémie, ces questions essentielles n’ont toujours pas trouvé de réponse concrète et pragmatique.
Cette chronique reprend, pour partie, un texte publié sur les sites d’information www.slate.fr et www.slateafrique.com.