Alors qu’elle se révèle d’une grande importance, la prise en charge des patients qui débutent une psychose représente un défi auquel la psychiatrie peine à répondre. Des recherches récentes ont cependant apporté une nouvelle manière de prendre en charge cette phase de la maladie. Au programme : plus de continuité des soins, un discours encourageant qui vise l’engagement du patient, et la volonté d’aller trouver les malades là où ils sont : à l’extérieur de l’hôpital. Nouvellement nommé à la tête de la psychiatrie générale du CHUV, le professeur Philippe Conus détaille pour nous cette nouvelle donne.
Vous avez beaucoup travaillé sur le diagnostic et le traitement précoces de la psychose, un thème qui a connu récemment un regain d’intérêt avec les travaux de Patrick McGorry. Pourquoi a-t-il porté son attention sur ce sujet ?
J’ai effectivement travaillé dans son programme clinique et de recherche à Melbourne. Il raconte que ce qu’on proposait aux jeunes patients au début de leur maladie l’a horrifié à ses débuts en psychiatrie. A leur arrivée, on leur servait un discours chronifiant qui excluait toute perspective de guérison et on les traitait d’emblée comme s’ils avaient une maladie inévitablement chronique. C’était une catastrophe.
Il a donc organisé une approche optimiste de ces personnes, sans considérer que leur avenir est écrit, et mis au point un traitement spécifique. Il a aussi remis au goût du jour l’intervention précoce et proposé un concept de staging clinique (traitement spécifiquement adapté aux diverses phases de la maladie) qu’on ne pratiquait guère en psychiatrie.
Aujourd’hui, quelle est votre activité dans ce domaine ?
Depuis mon retour d’Australie – où l’équipe avec laquelle je travaillais essayait d’identifier le prodrome des psychoses, schizophrénie ou trouble bipolaire –, je me suis concentré sur la prévention secondaire : détecter le plus rapidement possible des personnes qui ont déjà clairement franchi le seuil de la psychose mais qui bien souvent tardent à être prises en charge.
Avec mon équipe, j’ai donc organisé un service adapté à ces jeunes malades. Un service au seuil d’accès bas, ce qui suppose par exemple de se déplacer au domicile pour les suivre au jour le jour et les motiver à se soigner. Car là se trouvent à la fois l’important et la difficulté : aider les patients à s’engager dans les soins.
Pourquoi vous concentrez-vous sur les jeunes patients ? Toutes les psychoses ne commencent pourtant pas à leur âge.
Non, mais 85% d’entre elles se déclarent entre 18 et 25 ans. C’est d’ailleurs vrai pour une bonne part des maladies psychiatriques chroniques : elles se développent à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte.
C’est pour cette raison que la détection précoce est importante. Dans cette phase cruciale de leur vie, les jeunes malades rencontrent de nombreux aiguillages. Si, à cause de leur maladie, ils sont déconnectés de leurs pairs pendant un ou deux ans, il leur est très difficile par la suite, même s’ils sont bien soignés, de s’intégrer socialement.
Vous parlez de psychose en général chez ces jeunes. De quelles psychoses s’agit-il ? Pouvez-vous être plus précis ?
En fait, non… Les diverses formes de psychose dans leur phase de début sont difficiles à distinguer les unes des autres. Apparaissent d’abord chez ces jeunes des manifestations comme un repli sur soi, une dépression, des symptômes finalement assez aspécifiques qui sont des portes d’entrée dans la maladie. Ce n’est souvent que par la suite, en fonction de facteurs qu’on ne comprend pas bien, que la dimension psychotique survient. Et si elle survient, certaines données suggèrent que ce n’est que progressivement que la maladie évolue vers une schizophrénie ou vers un trouble bipolaire, par le biais de mécanismes qu’on ne connaît pas non plus.
Nous en sommes donc réduits à nous occuper de «jeunes patients présentant une psychose débutante» plutôt que de schizophrénie débutante. Faire la différence est trop difficile ; et quand on la fait, on se trompe régulièrement.
Quel est votre programme de traitement de ces psychoses débutantes ?
Tout d’abord, comme je l’ai dit, il faut aller chercher ces patients-là où ils sont et les ramener vers les soins. Dans les années 1980-1990, on partait du principe que les gens devaient être motivés et formuler une demande d’aide avant qu’on ne les fasse entrer dans les soins psychiatriques. Ce genre d’exigence fonctionne pour certaines formes de troubles mais pas pour les psychoses. La première mesure a donc été la création d’équipes mobiles. Elles nous ont permis de toucher une population plus large et d’améliorer l’accès aux soins.
L’autre enjeu est la continuité. Nous partions d’un système où le médecin suivait le patient. L’ennui est que le fonctionnement institutionnel entraîne que les médecins changent tous les six ou douze mois. Les patients toléraient mal de s’engager avec un interlocuteur pour ensuite en changer. Nous appliquons donc aujourd’hui le principe du case management. Des infirmiers, des psychologues ou des assistants sociaux sont le fil rouge et travaillent en binôme avec un médecin.
Il faut aussi former nos collaborateurs à cette intervention. La difficulté est de se montrer à la fois optimiste et réaliste avec ces patients. Il s’agit de leur donner un message qui les aide à s’engager et les motive à se soigner ; de leur dire qu’ils peuvent se rétablir, voire guérir de leur trouble. Prise assez tôt, on peut guérir la schizophrénie, même si c’est difficile. Dans la relation avec eux, nous utilisons toutes sortes de techniques d’engagement : par exemple, nous discutons avec eux des problèmes qui les préoccupent concrètement – comme la peine qu’ils ont à trouver un partenaire affectif ou à suivre une formation – avant de parler de symptômes.
Dernier point, le développement d’un contenu spécifique ; nous avons élaboré des brochures d’information adaptées aux jeunes malades psychotiques, qui expliquent les symptômes de la maladie avec des termes que les jeunes utilisent, et qui abordent la question du traitement sur un mode motivationnel en en relevant les points positifs aussi bien que négatifs.
Et quels résultats avez-vous obtenus avec cette approche ?
Ces outils fonctionnent très bien et nous sommes en train de les étendre au reste du canton. Avant ce programme, nous perdions de vue plus de la moitié des nouveaux patients atteints de psychose. Ils venaient tard à l’hôpital, dans un état déjà très détérioré et avec de nombreux problèmes secondaires, personnels et sociaux. Ils n’avaient qu’une envie : rompre avec nous. Et nous les retrouvions six mois plus tard…
Aujourd’hui, nous avons une cinquantaine de nouveaux patients de ce type par an dans la région lausannoise, soit l’incidence qui correspond à notre bassin de recrutement. Dans le cadre du programme que nous proposons, près des deux tiers ne viennent jamais à l’hôpital. Sur ces trois ans, nous ne perdons de vue que 9% des patients. Cela veut dire que 91% suivent l’entièreté du programme et sont engagés dans les soins. A l’issue du traitement, ils sont suivis par des généralistes, des psychiatres ou dans nos policliniques. Ou on ne les suit plus parce qu’ils sont guéris. Ce programme a eu un tel succès que nous avons été soutenus par le CHUV pour en étendre l’implantation dans les autres secteurs du canton où des équipes mobiles et d’intervention précoce ont été développées au cours des deux dernières années.
Le modèle du case management est-il validé scientifiquement ?
Oui : plusieurs études randomisées anglaises et australiennes1,2 ont validé son efficacité en termes de coûts et d’amélioration des symptômes. De notre côté, nous avons démontré qu’il permet un meilleur engagement dans les soins. Mais à cause de la petite taille de notre bassin de recrutement, nous n’avons pas jugé éthique de lancer une étude qui nous aurait conduits à exclure la moitié des patients de notre programme.
Comment ces jeunes patients atteints de psychose arrivent-ils chez vous ?
Auparavant, principalement par le CHUV ou ses urgences psychiatriques, mais de plus en plus souvent par les familles ou les psychiatres installés qui commencent à connaître le programme. Quant aux généralistes, ils doivent savoir que nos programmes existent et nous référer les patients chez lesquels ils suspectent un début de psychose. De notre côté, nous gardons un lien étroit avec eux parce qu’ils ont un rôle que les jeunes acceptent bien.
Qu’en est-il du dépistage très précoce, avant que la psychose soit déclarée ?
Il s’agit encore de recherche pure. Les outils cliniques qui en dérivent nous permettent d’identifier des jeunes patients qui présentent un «ultra-haut-risque» de psychose. Mais on sait que 20% d’entre eux, au maximum, en développeront une. Lancer une intervention sur cette base me semble injustifié.
Quels sont les apports de la recherche fondamentale dans le domaine de la psychose ?
Sur ce plan, nous collaborons avec le Centre de neurosciences psychiatriques du CHUV et l’Unité de recherches sur la schizophrénie du professeur Kim Do. Son équipe explore un modèle de compréhension basé sur le glutathion. Il s’agit d’un facteur antioxydant intracérébral. Son déficit entraîne des dysfonctions synaptiques et des lésions axonales et neuronales. Or, la schizophrénie semble liée à des problèmes de connectivité entre des parties du cerveau. Et la recherche montre un déficit de glutathion chez les schizophrènes. Nous essayons de voir si ce déficit est déjà présent chez les jeunes.
Ce constat a-t-il un impact pharmacologique ?
Nous avons en effet réalisé une étude3 chez des patients chroniques avec des collègues australiens. En donnant une supplémentation de N-acétylcystéine, un précurseur du glutathion, nous avons noté une diminution des symptômes négatifs et des effets secondaires des neuroleptiques. Nous avons également observé une modification et une normalisation des troubles EEG caractéristiques des patients schizophrènes.
Qu’en est-il de la place de la psychothérapie dans la schizophrénie ?
C’est vrai qu’après un grand élan qui avait mené aux thérapies systémiques, l’approche psychothérapeutique a connu une phase plus pauvre durant vingt ans. L’idée dominante était que le soin par la psychothérapie représentait un échec et qu’il s’agissait de traiter les psychoses par la réhabilitation et la gestion de la chronicité.
Mais cela bouge à nouveau en parallèle avec le regain d’intérêt pour la phase débutante. Il est important de sortir d’une lecture trop exclusive et puriste de la psychothérapie, et d’adapter les modèles aux besoins des patients. A cet égard, les nouveaux développements des interventions cognitivo-comportementales ont enrichi la palette des possibilités dont nous disposons, sans pour autant rendre obsolètes les concepts psychodynamiques et systémiques développés il y a quelques années entre autres à Cery.
Comment cela se traduit-il à Cery ?
Nous faisons, à notre échelle, un travail de remise en route de l’approche psychothérapeutique des psychoses. Quelque chose d’un peu syncrétique, un mélange de traditions qui soit intelligible pour nos jeunes collègues.
Que dit la recherche actuelle sur les facteurs de risque de la psychose ? En particulier, quel est le rôle du cannabis ?
De nombreuses études montrent qu’une consommation régulière de cannabis avant l’âge de quatorze ans augmente de trois à quatre fois le risque de développer une psychose,4 même sans risque héréditaire. Probablement parce qu’il interfère avec la maturation du cerveau dans une phase de remaniement.
Plus tard, les psychotiques qui consomment du cannabis sont pénalisés par une amélioration plus difficile de leurs symptômes. Une étude que nous avons réalisée en Australie5 a montré que chez des psychotiques traités, 63% de ceux qui ne fumaient pas de cannabis étaient en rémission des symptômes après dix-huit mois contre seulement 25% des fumeurs. De plus, 75% de ceux qui fumaient à l’entrée dans les soins et étaient parvenus à arrêter n’avaient plus de symptômes. Nous avons donc développé des outils d’information pour les patients et un programme de motivation à l’arrêt.
Autre élément de risque : les traumatismes au sens large. En particulier, les abus physiques et sexuels sont plus fréquemment trouvés dans l’histoire des gens qui ont une psychose que dans la population générale. Il y a là une corrélation mais un lien de cause à effet est plus difficile à prouver.
Le statut de migrant représente-t-il aussi un risque ?
Oui, un travail de master a été écrit là-dessus par une étudiante en médecine de Lausanne.6 Il s’agissait d’observer si les patients psychotiques migrants connaissaient une évolution différente des autres patients. Or, en substance, ils se rétablissent aussi bien mais rechutent beaucoup plus souvent.
En reprenant les dossiers, nous nous sommes rendu compte que les personnes en rechute étaient généralement hébergées dans des foyers. Cela pose une question éthique : lorsqu’un migrant souffre d’une psychose, a-t-on le droit de continuer à l’héberger dans un lieu qui est complètement inadapté à sa maladie ?
Sur un plan plus général, que vous inspire la polémique sur la nouvelle version du DSM, actuellement en consultation ?
Une démarche comme celle du DSM est par essence critiquable et perfectible. Ce manuel a certes tendance à couper les cheveux en quatre, à définir mille syndromes si bien que les patients peuvent se retrouver avec plusieurs diagnostics à la fois, au risque de perdre une vision globale et plus humaine de la situation de cette personne. Mais on ne peut pas nier l’importance et l’utilité de classifications de ce type, sur lesquelles les cliniciens et chercheurs s’entendent. Ce qui importe, me semble-t-il, c’est surtout que le DSM ne devienne pas le manuel de psychiatrie des étudiants.
Un point à noter cependant est que, si le DSM est adapté aux maladies constituées, son approche par catégorie est moins pertinente pour les troubles à leur début. Pour les jeunes malades en particulier, une classification dimensionnelle me semble plus adaptée.
Comment voyez-vous les défis de votre nouvelle responsabilité de chef de service ?
Il s’agit d’organiser les ressources pour que les patients y accèdent facilement. Mais en plus de cette mission de psychiatrie publique, qui est prioritaire, l’institution doit être un lieu d’enseignement et de recherche de pointe. Ceci demande de développer la recherche ; au-delà du progrès de la connaissance, la recherche permet d’améliorer la qualité des soins au quotidien, et le renforcement de la recherche clinique permet de mieux savoir ce qui fonctionne et quels sont les besoins réels des patients.
Je crois aussi qu’il faut resserrer les liens avec les neurosciences, tout en sachant qu’elles ne connaissent encore que très peu d’applications pratiques. Outre la médication et les approches psychothérapeutiques, ce qui reste essentiel dans les soins que nous apportons aux patients, c’est la bienveillance et l’humanité que les équipes soignantes ont à leur égard au quotidien.