Grosse inquiétude des hôpitaux universitaires. D’une même voix (chose rare), leurs responsables affirment que le nouveau système de financement hospitalier s’apprête à leur faire perdre plus de 350 millions de francs par an. Pourquoi les grands hôpitaux seraient-ils les seuls perdants, et pas les autres, les plus petits et les cliniques ? Parce qu’ils prennent en charge les cas complexes que, justement, les institutions de taille inférieure leur transfèrent. Or, le système suisse de DRG ne tient pas suffisamment compte du surcoût lié à ces cas. Sans compter qu’il ne rémunère pas non plus la formation qu’assurent les hôpitaux universitaires au profit de tous.
Dans une tribune publiée par Le Temps du 17 avril, Werner Kübler et Olivier Peters, deux responsables d’hôpitaux universitaires, rappellent que l’Allemagne, dont le système de DRG a inspiré le nôtre, a affiné son modèle bien au-delà de ce que nous avons choisi de pratiquer. Ce pays n’est pas le seul : parmi ceux qui utilisent le système de DRG, la quasi-totalité applique des systèmes plus différenciés que le nôtre. Conclusion de Kübler et Peters : la Suisse doit reprendre en urgence la méthode de pondération allemande. C’est une évidence. Son gouvernement le déciderait-il (ce qui serait une première étape), notre pays serait trop petit, au plan statistique en particulier, pour affiner les DRG par ses propres moyens.
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Absurde, mais surtout typique d’une réforme bâclée, cet épisode suscite trois réflexions. D’abord, pourquoi les hôpitaux universitaires ne réagissent-ils que maintenant ? Leurs observations pouvaient être faites depuis des années. Le choix ridicule d’appliquer à la lettre des DRG à peine compensés a été pris par une société, Swiss-DRG AG, dans la plus stricte intimité non démocratique, certes, mais était connu de tous. C’est l’ensemble des hôpitaux et des politiciens qui a soutenu l’application, en Suisse, du système de DRG le plus rigoriste, archaïque et fermé à la complexité qui soit.
Ensuite, il ne faut pas oublier que, derrière les DRG se trouve un vaste projet managérial dont la mise à plat de la complexité constitue l’un des buts (cachés, et peut-être même inconscients). On peut d’ailleurs déjà prédire le discours des caisses maladie, grandes tireuses de ficelles de ce projet. Ce sera non à l’affinement des DRG demandé. Elles vont moucher les grands hôpitaux de leur morale prétentieuse : «vous parlez de complexité, de cas en majorité plus lourds chez vous, mais vos jérémiades ne sont que des excuses destinées à éviter la comparabilité et la concurrence». C’est déjà, en substance, la réponse de santésuisse.
On se trouve donc devant le phénomène suivant : plus s’accumulent les couches de gestion – la société Swiss-DRG représentant l’ultime – plus le système produit sa propre complexité. Mais une complexité désincarnée, déshumanisée. D’où le paradoxe : la complexité de l’ensemble du dispositif gestionnaire ne cesse de croître et, en même temps, la complexité humaine et clinique se trouve de moins en moins prise en compte.
Enfin, troisième réflexion : ce qui est menacé, dans ce réductionnisme des critères de remboursement, c’est la part fragile et intelligente de la médecine. Tels qu’ils sont conçus, les DRG suisses incitent les hôpitaux à refuser l’admission des patients polymorbides, âgés, gravement malades, vulnérables.
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Mais le phénomène de l’emprise gestionnaire ne s’arrête pas aux DRG. D’une manière beaucoup plus profonde, c’est un projet de pouvoir qui s’organise. Car enfin, soyons curieux, fouillons un peu le phénomène. Ce qui s’établit, par la pratique même de la simplification, c’est un pouvoir hiérarchique. Dans la version aboutie de la gestion hospitalière, les médecins n’ont plus qu’une place d’exécutants. La plupart des tensions actuelles viennent d’une planification non concertée, d’objectifs niant la complexité, certes. Mais elles procèdent encore davantage d’un pouvoir qui ne s’intéresse plus aux compétences et au savoir des professionnels, parce qu’il n’en a plus besoin pour diriger.
Des signes parmi d’autres. Rien que la semaine dernière, deux groupes de médecins-cadres ont manifesté leur mécontentement face à l’attitude autoritaire de l’administration de leur hôpital. Les médecins-chefs de l’Hôpital Riviera se plaignent de leur «mise sous tutelle» par la direction. A Genève, 57 médecins chefs de service ont signé une lettre où ils exigent d’être entendus et considérés comme «des partenaires à part entière» dans la procédure de recrutement du nouveau directeur des HUG.
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La tendance du système hospitalier est au renforcement de la hiérarchie (l’ambulatoire aussi : c’est une autre histoire). Mais, comme l’expliquent deux excellents penseurs des méthodes de gestion, Alain Dupuis et Luc Farinas, la hiérarchie classique ne suffit pas lorsqu’il s’agit de gouverner un grand nombre de personnes.1 A la supervision directe, le système, pour assurer le contrôle, doit ajouter une bureaucratie : normalisation des processus et des résultats, plans, règlements, cibles quantifiées, indicateurs, benchmarking, etc.
En découle une autorité puissante, brandissant sans cesse des chiffres, mais en réalité dénuée de justification. Prenant appui sur de nombreux travaux, Dupuis et Farinas montrent en effet que ce type d’organisation hiérarchique et mécaniste n’a d’efficacité prouvée que dans le cadre très précis de tâches répétitives, stables et faciles à mesurer. Cadre auquel n’appartient évidemment pas la médecine avec ses pratiques complexes, ambiguës, incertaines, sa science mouvante et ses limites en perpétuel changement. Autrement dit, le «managérialisme» – fondé sur le hiérarchisme et l’approche mécaniste – n’a pas d’argument rationnel pour s’exercer dans le domaine médical. Sans compter qu’il ne permet absolument pas à l’organisation clinique dans ses développements éthiques les plus récents – en particulier à la codécision soignant-patient – de se déployer.
D’autres types de systèmes organisationnels se montrent plus adéquats, affirment Dupuis et Farinas : le modèle professionnaliste et organique en particulier. Dans ce modèle, soignants et administrateurs sont considérés comme des pairs «porteurs de la mission et conjointement responsables de sa réalisation». Cette collaboration semble une évidence : une médecine efficiente et de qualité a besoin du jugement constant des soignants. Ce qui requiert de faire appel à leur collégialité et à leur professionnalisme. C’est d’abord par conviction qu’un soignant doit agir et «non pour répondre aux commandes d’un dirigeant». Une forme d’obéissance est certes nécessaire à la bonne marche de l’ensemble, mais son fondement ne peut être que professionnel (respectant les compétences et le savoir) et éthique (basé sur des valeurs partagées et sans cesse discutées).
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Un des dangers des techniques de management, c’est qu’elles permettent une fuite hors de la réalité. La gestion par les résultats, le rendement et les indicateurs mesurables revient à une sorte de contrôle «à distance», sans que soit nécessaire de comprendre ce que font les soignants. Elle constitue un gigantesque dispositif de pouvoir, aux conséquences contraignantes pour les collaborateurs. Elle donne toujours plus d’assurance à des dirigeants qui ne se rendent plus compte qu’ils sont déconnectés de la vie de ceux dont ils se disent responsables. C’est de cela – de cette hiérarchie infondée, de cette dépersonnalisation croissante – dont souffrent les médecins hospitaliers suisses.