C’est à un phénomène étrange et probablement unique dans l’histoire suisse que nous assistons. L’un après l’autre, les partis politiques cantonaux dont les instances nationales soutiennent le projet des réseaux ont choisi de les désavouer. A l’exception du PLR, c’est vrai, qui a réussi à maintenir une unité nationale, au moins de façade. Prenez Genève : tous les partis sont contre, sauf le PLR et les jeunes-UDC. Comment a-t-on pu arriver à un pareil renversement ? Par quel processus, ces années de discussions parlementaires, ces interminables travaux de commissions et sous-commissions, ces centaines d’heures de tractations et finalement cette décision largement majoritaire du Parlement ont-ils pu être, en quelques semaines, reniés par les bases des partis, simplement parce qu’un petit groupe de médecins a lancé un référendum ? Il s’est passé la même chose à la FMH, remarquez. Il a fallu la pugnacité de ce même groupe de médecins pour faire voter ses membres. Et constater que les deux-tiers sont opposés au projet des réseaux que le comité central n’était pas loin d’approuver. A ce phénomène, seul le comité de Médecins de famille Suisse a trouvé une parade : il a refusé de faire voter sa base.
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Cette incompréhension entre le haut et le bas du système politique, comment donc l’expliquer ? Un effet de dynamique de groupe est certainement en cause. Influencés par des panels de spécialistes, non praticiens pour la plupart, les parlementaires ont négocié un projet sans se rendre compte qu’au fil des compromis, il n’avait plus rien d’un outil capable de moderniser le système de santé, mais était devenu un dispositif idéologique aux conséquences imprévisibles. Alors que l’approche des politiciens cantonaux a été beaucoup plus libre. Grâce au référendum, ils se sont penchés sur ce projet, l’ont décortiqué, ont commencé à discuter avec la population. Ils ont alors compris qu’il n’était pas le porteur innocent de la merveilleuse réforme promise par leurs confrères du Parlement. Leur est apparu ce que les parlementaires ont négligé, pris dans la chaude ambiance de leur monde clôt : cette loi transforme en profondeur le cadre du système de santé. Elle contraint à entrer dans un système contraignant. Elle touche les valeurs, celle du libre choix du médecin entre autres (qui est l’affirmation que les personnes ne sont pas interchangeables), auxquelles la population est très attachée. Surtout, ces politiciens de terrain, l’esprit frais et – eux – à l’écoute des critiques, se sont mis à imaginer ce que les futurs managers de réseaux pourraient obtenir en exploitant la nouvelle loi. Ils ont compris que si l’on n’éradique pas toute faille à un texte aussi stratégique, si l’on ne se méfie pas de tous ses défauts, ils seront exploités jusqu’au bout de ce qui peut présenter un avantage. Et qu’une fois que les plus puissants des réseaux auront envahi par force le système ambulatoire suisse, il sera impossible de leur imposer le moindre changement de règle (phénomène déjà observé avec les assureurs). Voilà pourquoi, n’écoutant que leur courage, ils se sont opposés à la loi construite par les instances nationales de leur parti. Bien sûr, on pourrait aussi remarquer que leur révolte tombait au bon moment : en même temps, un premier sondage montrait que la population était plutôt du côté de la base que du sommet.
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Mais le plus impressionnant, c’est que certains parlementaires et partis nationaux en soient venus à présenter les réseaux de soins comme LA solution. L’unique, l’indispensable, celle sans laquelle le système de santé suisse se ringardiserait et serait frappé de catastrophe économique. Comme si une méthode, un projet idéalisé et englobant pouvait faire façon du monde le plus complexe qui soit, celui de la maladie et de la santé. Une telle solution, si elle existait, se serait imposée dans la totalité des pays démocratiques.
Ces adeptes du messianisme des réseaux, il serait bien qu’ils lisent un superbe article que vient de publier le New England Journal of Medicine.1 Son auteur, Harvey Fineberg, plaide en faveur de nombreuses mesures à appliquer au système de santé, certaines très managériales, d’autres faisant appel avant tout au professionnalisme et aux simples capacités humaines. Mais l’important ce cet article, c’est son insistance sur la diversité. Il n’existe pas, rappelle-t-il, de coup de génie capable de résoudre les problèmes du système de santé. «Un système de santé réussi et durable ne sera atteint ni par la promotion de la prévention, ni par la compétition, ni par la comparaison de l’efficacité des différentes pratiques… ni par une modification de la manière de rémunérer les médecins, ni encore par la seule évolution de la structure du système. Il exige tous ces changements et plus». Si une idée résume la stratégie à adopter, c’est : «faire beaucoup de choses».
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Le programme, pour nos politiciens, est évidemment plus fatiguant. Il s’agit d’imaginer de nouveaux incitatifs, de favoriser la prévention, de lancer – enfin ! – un dossier médical informatisé. De repenser le rôle des différentes catégories d’hôpitaux, de favoriser les soins à domicile, de créer des programmes pour les maladies chroniques, de donner une place nouvelle à la médecine de premier recours. Et enfin, de renforcer la relation médecin-malade, la codécision, le partenariat, tout cela étant nécessaire à une nouvelle responsabilisation des patients. Le futur du système de santé se dessine comme une aventure culturelle où la qualité, au-delà de la référence scientifique et technique, signifie qualité de vie, autrement dit, diversité des offres, respect des personnes, négociation des approches et esprit créatif dans l’application des soins.
Améliorer un système de santé performant et apprécié comme le nôtre suppose de se demander avant tout : comment mettre en synergie ce qui existe, les multiples réseaux actuels, formels ou non, ceux de soins à domicile, ceux des cercles de qualité, ceux que constituent les médecins et autres soignants ?
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Pour avancer dans cette évolution créative, la gouvernance technocratique n’est d’aucun secours. Il faut une intervention démocratique, une éclosion de débats, des choix collectifs. Notre pays a une tradition démocratique unique au monde : pourquoi ne s’appuie-t-il pas sur elle pour avancer ?
Dans ce cadre, introduire une nouvelle dynamique de réseaux peut présenter un réel intérêt. Mais il s’agit alors de définir leur rôle, leur configuration pratique et leurs garde-fous éthiques, en s’appuyant sur une véritable concertation. Un réseau de santé devrait découler d’un réseau d’idées, d’un subtil tissage de projets et de contre-pouvoirs. Il devrait se construire par touches, par émergences, plutôt que d’être imposé à une population considérée comme un ensemble de consommateurs passifs.
Car justement : c’est en permettant aux citoyens de sortir d’une mentalité de consommateurs que les défis du futur pourront être empoignés. Plus encore que d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation du système de santé, le moment est venu de changer le rapport que les gens entretiennent avec ce système. Il s’agit qu’ils se l’approprient, qu’ils en fassent leur institution, une institution qu’ils respectent et dont ils soient d’accord de jouer le jeu.