Le cancer colorectal figure parmi les trois cancers les plus fréquents et meurtriers en Suisse (4000 nouveaux cas et 1600 décès par an). Il se dépiste par plusieurs modalités dont l’efficacité sur la mortalité n’est pas contestée. L’opérationnalisation d’une intervention de dépistage doit respecter des étapes et des principes d’approche : regroupement et coordination d’efforts des partenaires, identification d’objectifs et de priorités, calendrier d’actions. Le passage par une phase d’étude pilote est nécessaire pour répondre aux exigences de qualité, d’efficacité, d’efficience et de sécurité. Les efforts entrepris dans ce sens depuis trois ans dans le canton de Vaud sont présentés et discutés.
Le cancer colorectal (CCR) est un problème de santé publique majeur dans les pays industrialisés où il concerne plus de 5% de la population.1 A l’instar d’autres pays occidentaux, il figure en Suisse parmi les trois cancers les plus fréquents et meurtriers (environ 4000 nouveaux cas et 1600 décès par an).2 Si l’incidence est restée stable au cours des 25 dernières années, elle demeure une des plus élevées d’Europe avec 50 cas/100 000 hommes et 31 cas/100 000 femmes (taux ajusté sur la population européenne) pour la période 2004-8.3
Le risque croît quasi exponentiellement avec l’âge et la moitié des cas sont diagnostiqués après 70 ans.4 Le surpoids, la sédentarité, certains comportements alimentaires (alcool, glucides raffinés, graisses animales) et, dans une moindre mesure, des prédispositions familiales génétiques et les maladies inflammatoires de l’intestin, constituent les principaux facteurs de risque reconnus du CCR.5,6 Trois quarts des cas surviennent toutefois chez des personnes exemptes de facteur de risque particulier.
La mortalité par CCR a diminué dans la plupart des pays occidentaux ces vingt dernières années (-30 et -36% chez les hommes et femmes en Suisse),2 principalement grâce à des traitements plus performants et des changements d’habitudes alimentaires, elle s’est stabilisée récemment dans les pays méditerranéens, mais continue d’augmenter dans quelques pays est-européens (Roumanie et Russie surtout).7,8 Le CCR reste redoutable puisque seulement 60% des sujets atteints survivent cinq ans.2
Les critères, définis par l’Organisation mondiale de la santé pour appliquer un dépistage de masse, sont remplis pour le CCR et son efficacité est démontrée chez les sujets âgés de 50 ans et plus. Les singularités du dépistage colorectal sont : 1) la diversité de ses modalités ; 2) son potentiel d’action tant sur l’incidence (ablation d’adénomes) que sur la mortalité ; 3) des niveaux de preuves et 4) de participation qui tendent à décroître pour les méthodes les plus performantes. Ainsi, la baisse de mortalité est d’environ 16% avec le test gaïac de détection de saignement occulte dans les selles (méta-analyse d’essais randomisés),9 de l’ordre de 30% avec la recto-sigmoïdoscopie flexible (premiers résultats d’essais randomisés en Angleterre et en Norvège)10,11 et serait comprise entre 37 et 77% avec la coloscopie (études cas-témoins qui tendent à surestimer le bénéfice contrairement à une intention-to-treat analysis).12-14 Si la coloscopie paraît l’examen le plus efficace pour les cancers du côlon distal, son impact sur l’incidence et la mortalité dans le côlon proximal n’est pas clairement établi.15
L’efficacité d’un dépistage dépendant fortement du contexte sanitaire et de son acceptabilité, il est improbable qu’une stratégie donnée de dépistage du CCR soit universellement optimale. Cependant, la majorité des pays de l’Union européenne qui ont ou déploient un programme de dépistage a opté pour la recherche de sang dans les selles, qui est la méthode préconisée par la Commission européenne.16 Des études comparatives avec haut niveau de preuves indiquent une performance et une participation supérieures avec un test immunologique ;17-19 ce test tend à remplacer progressivement celui au gaïac dans nombre de programmes. Les stratégies diffèrent surtout sur le groupe d’âge cible (dès 50 ou 60 ans), l’intervalle entre deux tests fécaux (un ou deux ans), la fréquence des examens endoscopiques et le type d’intervention (programme organisé ou dépistage opportuniste). En Suisse, en l’absence de recommandation ou de directive officielle, aucun dépistage organisé du CCR n’a encore été mis en place. Ci-après, nous décrivons le rationnel de décision pour valider et opérationnaliser un mode de déploiement du dépistage du CCR, illustré par une initiative pilote conduite dans le canton de Vaud.
Afin d’éviter de créer des contraintes inacceptables pour l’organisation du système de santé, l’opérationnalisation d’une décision d’intervention sanitaire de l’ampleur d’un programme de dépistage de masse doit respecter certaines étapes. Des principes d’approche globale doivent prévaloir, nécessitant regroupement et coordination d’efforts de partenaires multiples, identification d’objectifs, de priorités et d’un calendrier d’actions. Une telle intervention de santé publique implique obligatoirement un déploiement d’actes médicaux auprès d’une population a priori en bonne santé. Les sujets visés doivent ainsi pouvoir participer à la prise de décision concernant leur santé et leurs soins.
Les différentes catégories d’acteurs à prendre en compte sont donc la population, les professionnels de santé et les pouvoirs locaux concernés. Cette approche est particulièrement importante dans le paysage fédéral, marqué par des différentiels importants relatifs aux profils psychologiques de la population, aux caractéristiques démographiques des professionnels de santé et aux politiques sanitaires cantonales.
La prise en compte des pratiques déjà instituées en matière de détection précoce du CCR et une interaction avec la dynamique de politique générale de promotion de la santé préexistante sont également nécessaires. Il s’agit là de garantir la cohérence des messages transmis au grand public avec ceux poursuivant des objectifs de diminution de l’incidence du CCR au travers de la promotion de comportements individuels favorables.
Les étapes de conduite de ce type de projets sont désormais bien codifiées.20 Il est nécessaire d’identifier, en premier lieu et en concertation avec les instances sanitaires publiques, un mode de gouvernance et de coordination du projet, ainsi qu’une structure administrative et logistique d’appui. L’identification de la population cible et de la (ou des) procédure(s) de test sont primordiales à ce stade initial. Les procédures d’analyse mettent en œuvre des revues de littérature, la consultation des statistiques de population et des registres des tumeurs. Les professionnels de santé sont impliqués et consultés via des groupes de travail réunissant les compétences multidisciplinaires requises ainsi que des enquêtes. On peut ainsi référencer les mesures existant dans le domaine étudié, les facteurs d’adhésion et les obstacles potentiels.
Cette étape réalisée, la conception et la validation d’un modèle opérationnel sont possibles. Ce modèle inclut une estimation des coûts et du coût-efficacité de l’intervention, ainsi que les principes de son financement. L’étape suivante (étude de faisabilité) nécessite l’appréciation des conditions garantissant l’assurance qualité de l’intervention. Il est souhaitable de prévoir plusieurs variantes de déploiement du projet susceptibles d’êtres évaluées de manière comparative en phase pilote. Seul un déploiement expérimental pourra vérifier le bien-fondé des décisions appliquées. Une évaluation rigoureuse, objective et indépendante du projet pilote, est nécessaire. Ce n’est qu’au-delà d’une évaluation, dont les résultats se révéleront positifs pour tous les acteurs et conformes aux référentiels retenus, qu’un déploiement progressif pourrait se poursuivre, avec pour objectif la généralisation à l’ensemble de la population cible.
Dans le canton de Vaud, une étude de projet, qui a respecté ces principes, est conduite depuis trois ans, dont l’initiative revient au Département universitaire de médecine et santé communautaires (DUMSC) par l’intermédiaire de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP), en partenariat avec la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne. Cette étude est menée sous la supervision d’un Comité de pilotage multidisciplinaire, qui comprend des représentants des médecins de famille et des gastroentérologues publics et privés. Elle est coordonnée par la Fondation vaudoise pour le dépistage du cancer du sein et bénéficie d’une participation et d’un soutien financier du Service cantonal de la santé publique. La conceptualisation d’un modèle organisationnel d’un programme pilote, associée à la rédaction de cahiers des charges relatifs à son assurance qualité, ont été réalisées dans une phase d’étude préliminaire, suivie d’une phase d’étude de faisabilité.
Parmi les actions réalisées, deux enquêtes par questionnaires postaux ont été menées auprès des médecins vaudois fin 2009, destinées notamment à identifier leurs convictions et pratiques relatives au dépistage du CCR : l’une adressée aux praticiens dont le champ d’activité majoritaire est la médecine de famille (MF, n = 913, participation estimée : 24%), l’autre destinée aux spécialistes en gastroentérologie (GE, n = 27, participation estimée : 71%). Si cette enquête, préalablement testée et validée auprès d’un groupe de médecins de la PMU, a modestement mobilisé les MF (sa réalisation a malheureusement coïncidé avec l’épidémie de grippe A(H5N1)), le profil des participants est compatible avec celui du MF type vaudois : la cinquantaine (médiane de l’année d’obtention du diplôme : 1983), de sexe masculin (77%) et exerçant en région péri/urbaine (85%).
La fréquence des pratiques usuelles de dépistage du CCR et les modalités jugées les plus pertinentes pour un dépistage organisé sont présentées respectivement dans les tableaux 1 et 2. A noter que la vaste majorité des médecins répondants pratiquent ou recommandent le dépistage du CCR (80% des MF et 100% des GE) et ce, dès l’âge de 50 ans (82% des MF et 94% des GE). Le test de recherche de sang occulte fécal (TSOF, surtout annuellement) et la coloscopie optique sont les examens les plus utilisés par les MF alors que les GE pratiquent essentiellement la coloscopie (tableau 1). Le recours à d’autres méthodes de dépistage ne concerne qu’un praticien sur dix environ. On observe une bonne adéquation entre les examens pratiqués et ceux préconisés pour un éventuel programme organisé. Le TSOF et la coloscopie optique représentent ainsi le premier choix de 90% des praticiens et couvrent le choix alternatif de la plupart des MF (tableau 2). En revanche, les spécialistes sont plus réticents en égard des performances du TSOF (trop de faux-positifs et de faux-négatifs) et opteraient principalement pour la coloscopie virtuelle en seconde préférence. Les commentaires les plus fréquents des médecins vaudois touchaient les questions logistique (délais, surcharge, manque de GE et MF) et assécurologique (remboursement de l’examen), ainsi que la nécessité d’une attitude consensuelle sur les pratiques recommandées et d’une sensibilisation du public via le MF.
Les orientations actuellement retenues pour un programme pilote sont : 1) une population cible qui inclurait les personnes à risque moyen de CCR, âgées de 50 à 69 ans, et résidant dans deux régions socio-économiques distinctes du canton de Vaud et 2) deux modalités de dépistage qui seraient proposées conjointement aux personnes éligibles au cours d’une consultation avec leur MF : une coloscopie totale tous les dix ans ou un TSOF immunologique tous les deux ans, suivi d’une coloscopie diagnostique en cas de test positif. Le patient bénéficierait ainsi du respect des exigences éthiques de libre décision éclairée pour une adhésion au programme et pour le mode de dépistage. Une coloscopie tous les dix ans est proposée en raison de ses grandes sensibilité et spécificité pour la détection des polypes et des CCR débutants. Un test immunologique biennal est proposé en alternative car, en dépit de sa moindre sensibilité, son innocuité, son acceptabilité et son efficacité peuvent permettre à des personnes réticentes à effectuer une coloscopie d’adopter une attitude préventive contre cette affection.
La faisabilité économique de projets pilotes de dépistage en Suisse passe par la prise en charge hors franchise par les assureurs-maladie des prestations médicales pour les personnes à risque moyen. Dans cette intention, la Ligue suisse contre le cancer a déposé en 2011, auprès de l’Office fédéral de la santé publique, un dossier argumentant le bien-fondé d’une requête de financement, par l’assurance obligatoire des soins, des coûts de prestations médicales relatives à un Programme de dépistage du cancer colorectal. Une réponse officielle et définitive est attendue pour septembre 2012. Toutes les institutions engagées dans cette réflexion sont favorables à l’uniformisation des principes garantissant l’assurance qualité des expériences pilotes.
Si l’efficacité du dépistage du CCR est avérée scientifiquement, le passage par une expérience type «programme pilote», comme cela a déjà été réalisé dans le canton de Vaud pour le dépistage du cancer du sein,21 reste nécessaire. Cette expérimentation permettrait de vérifier la faisabilité et le rapport coût/efficacité d’une action de santé publique innovante en Suisse contre cette maladie.
L’implémentation en phase d’étude pilote de procédures de dépistage doit répondre à des exigences d’efficacité, d’efficience et de sécurité particulières. Les garanties requises en termes d’assurance qualité et d’information éclairée de la population cible doivent être une préoccupation forte. Un suivi rigoureux et indépendant d’indicateurs de qualité, d’efficacité et d’impact, doit être institué avec un planning de relevé et de diffusion des résultats objectivés à court, moyen et long termes.
> Le cancer colorectal est une affection fréquente. Plusieurs modalités sont avérées comme scientifiquement efficaces pour le dépister
> Avant d’envisager un programme de dépistage généralisé, une étape de type phase pilote est nécessaire pour confirmer des dispositions garantissant sa qualité, son efficacité, son efficience et sa sécurité
> En vue d’opérationnaliser un dépistage de masse, un partenariat avec tous les acteurs sanitaires concernés est fondamental, au sein duquel le médecin de famille assure un rôle central
Le cancer colorectal figure parmi les trois cancers les plus fréquents et meurtriers en Suisse (4000 nouveaux cas et 1600 décès par an). Il se dépiste par plusieurs modalités dont l’efficacité sur la mortalité n’est pas contestée. L’opérationnalisation d’une intervention de dépistage doit respecter des étapes et des principes d’approche : regroupement et coordination d’efforts des partenaires, identification d’objectifs et de priorités, calendrier d’actions. Le passage par une phase d’étude pilote est nécessaire pour répondre aux exigences de qualité, d’efficacité, d’efficience et de sécurité. Les efforts entrepris dans ce sens depuis trois ans dans le canton de Vaud sont présentés et discutés.