Coiffer au poteau les autres projets européens qui étaient en lice, dont beaucoup de géniaux, et soutenus par le lobbyisme de pays influents, il fallait le faire ! D’où vient le miracle ? Peut-être l’Human Brain Project (HBP) mené par l’EPFL était-il le plus fou. Plus que les autres, en tout cas, il met en scène le futur, annonce une aventure capable de changer l’humanité, se montre fascinant, rassembleur, nécessaire. Mais s’il a gagné ce concours hypersélectif des Flagships européens, c’est aussi qu’il promet de démystifier (tout en le mystifiant un peu plus, c’est tout le paradoxe) l’organe le plus symbolique de l’époque. Et que, lorsque le directeur du projet, Henry Markram, se met à faire vibrer son tranquille charisme pour parler de la masse gélatineuse qui se trouve entre nos oreilles comme de l’organisation la plus complexe de l’univers, même les plus obtus des technocrates bruxellois se mettent à rêver.
«Comprendre le cerveau humain est l’un des plus grands défis de la science du 21e siècle, affirme en introduction le HBP.1 Si nous relevons ce défi, nous pouvons à la fois approfondir notre compréhension de ce qui fait de nous des humains, développer de nouveaux traitements des maladies du cerveau et construire des technologies informatiques révolutionnaires». Oui, bien sûr. Les individus que nous sommes, curieux mais marqués par la finitude et le désenchantement, entendent que là pourrait bien se trouver un nouveau Graal.
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«Comprendre le cerveau» revient à éclairer un des mondes laissés dans l’obscurité par le retrait de la théologie. Mais le cerveau peut-il se comprendre lui-même ? Ou plutôt, dans ce gigantesque montage qu’est le HBP, la question se présente ainsi : mille cerveaux, au sein de dizaines d’équipes, aidés des ordinateurs les plus puissants du moment, peuvent-ils comprendre un cerveau ? Selon la théorie de Markram, chaque cerveau «crée, construit une version de l’univers. Et projette cette version de l’univers, comme une bulle, tout autour de lui».2 Mais une bulle peut-elle comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’une autre bulle ? De même que, selon Gödel, aucun système mathématique ne peut décider de la justesse des axiomes qui le fondent, de même toute théorie qui entend formaliser ce qui l’a produit elle-même (un cerveau) est condamnée à être incomplète et incertaine.
«Chaque colonne néocorticale, explique encore Markram en une magnifique métaphore, produit une note». Et «les millions de colonnes de notre cerveau» produisent ensemble une «symphonie». Cette symphonie, c’est notre réalité. D’elle semble émerger notre conscience. Mais à nouveau la raison se heurte au problème de l’autoréférence. C’est parce que nous sommes des humains que la symphonie produite par les cerveaux des autres humains nous est intelligible. Les ordinateurs (ceux utilisés par Markram, entre autres) la comprendront-ils ? Et d’ailleurs, les plus sophistiqués d’entre eux sont-ils capables de produire une symphonie propre, que nous-mêmes ne comprenons pas ? Même question pour les animaux : partagent-ils des symphonies cérébrales d’où émergent des types de consciences qui simplement ne nous touchent pas ?
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Bon, mais pour l’emporter comme grand projet européen, le HBP a dû se donner des buts qui vont au-delà de l’explication et qui soient plus concrets que les vertiges métaphysiques du cerveau qui s’interroge sur lui-même en se retournant comme un gant.
Et le concret, qu’est-ce, dans ce domaine de recherche comme dans beaucoup d’autres ? La médecine, évidemment. Plus précisément : les maladies mentales.
Dans un premier temps, pour brosser le tableau, le site officiel du projet rappelle qu’un tiers de la population européenne «est affecté par une maladie psychiatrique ou neurologique (anxiété, troubles de l’humeur, maladie dégénérative, etc.)». Seulement, ajoute le site, pour le moment les causes de la plupart des maladies psychiatriques ou neurologiques restent inconnues. Pourquoi ? La réponse est à son avis simple : parce que, «à la différence du cancer ou des maladies cardio-vasculaires, nous n’avons aucun moyen objectif de classer les maladies du cerveau». Si bien qu’on doit se contenter de symptômes, regroupés en syndromes. Or, selon le site du HBP, le défi consiste à identifier «les causes objectives des maladies basées sur les descriptions subjectives des symptômes des patients» pour parvenir à «une classification objective et un diagnostic direct des maladies neurologiques et psychiatriques».
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Mais le problème de la maladie mentale se pose-t-il en des termes si simples ? On le sait de mieux en mieux : la plupart des maladies psychiques ont des causes multiples. Génétiques et épigénétiques d’abord, certes, ou encore liées à l’histoire des individus – tout cela pouvant peut-être, à la fin, s’objectiver dans le cerveau. Mais aussi sociales. La culture, les structures de la société, ses exigences, ses valeurs, sa manière d’organiser les rapports humains déterminent aussi les «dysfonctionnements» et la souffrance mentale des individus. Autrement dit, le bon niveau de complexité à considérer n’est pas le cerveau humain isolé mais sa relation avec le monde qui l’entoure.
C’est ce qu’expérimentent les médecins généralistes. Chez leurs patients souffrant de dépression, la maladie semble souvent causée par des conditions inhumaines de travail ou d’existence. Leur pathologie, autrement dit, apparaît comme une réponse «physiologique» à un environnement pathologique. La cause objective que cherche le HBP est davantage externe qu’interne au cerveau.
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Autre interrogation : qu’est-ce qu’une pathologie mentale ? Prenez l’anxiété : jusqu’où fait-elle partie de la vie ? N’est-elle pas, comme l’estime Kierkegaard, le prix à payer pour la difficulté du choix, donc pour la liberté ? Comment déterminer à quel moment elle devient pathologique ? Lorsque nous éprouvons de l’anxiété, sommes-nous des objets déterminés par des causes biophysiques ou des sujets expérimentant une des propriétés de ce qui, justement, fait de nous des sujets ?
D’une manière plus large, le but de la médecine est d’aider les malades à s’affirmer, à imposer leurs propres normes face à un environnement qui empêche une existence psychique sans souffrance. Pour cela, elle agit aussi avec des mots et du sens. Confronté à eux, le cerveau ne réagit pas comme une structure objective : il dégage une liberté, il répond, il transforme et se laisse transformer. Bref, il est un sujet.
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En s’intéressant au cerveau comme objet, le HBP s’inscrit certes dans une longue tradition médicale d’objectivation des troubles psychiques, tradition qui a permis d’indéniables progrès et à laquelle appartient d’ailleurs l’approche pharmacologique. Mais lorsqu’elle s’applique au cerveau avec l’efficacité que promet le HBP, les conflits d’intérêts et de buts entre elle et les approches psychologique et contextuelle vont prendre une ampleur inédite. Le grand danger sera que la norme vienne de l’objectivation. Sans refuser le progrès ou entraver la connaissance, il s’agit d’interroger la nouvelle puissance de cette démarche.
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Impossible de ne pas voir, cependant, que ce qui se joue avec le HBP dépasse de très loin la médecine. Une nouvelle étape de l’humanité ? Une sorte de religion ? «En résumé, explique Markram, je crois que l’univers pourrait avoir évolué – c’est possible – en un cerveau pouvant se voir lui-même (grâce au HBP), ce qui pourrait être le premier pas vers une prise de conscience de lui-même». Prendre conscience de soi-même a-t-il un sens au-delà du langage ou des symboles ? «Lui-même», pour Markram, est-ce l’univers ou le cerveau ? Où se trouve la réalité ultime ?