L’annonce de la mort rapproche des origines. Dans quelques mois, nous ne parlerons plus de notre néo-confrère Grégory House puisqu’il est écrit qu’il va sous peu disparaître (Rev Med Suisse 2013;9:214, 294, 342, 390, 438, 486, 534). C’est là une occasion idéale pour retrouver ceux qui laissèrent leur nom à l’histoire de la médecine, cette discipline formidable qui ne demande qu’à être (re)connue. Prenons le cas de René Leriche par exemple. Qui, hors des blocs opératoires, se souvient aujourd’hui de lui ? House nous incite indirectement à le retrouver.
L’homme naquit à Roanne en 1879 et mourut à Cassis en 1955. Il fut l’un des premiers au monde à mettre au point une chirurgie dite «douce», «sans douleur». Il y parvint grâce à l’immense boucherie de 1914-1918 et avant la suivante, elle qui donna naissance aux premiers médicaments véritablement anesthésiants.1 On peut retrouver Leriche dans son autobiographie. Elle fut publiée aux Editions du Seuil en 1956, l’année donc qui suivit sa mort. Rien à voir avec les Mémoires d’outre-tombe de François-René de Châteaubriand (1768-1848). Leriche en corrigeait les épreuves au moment où il mourut et rien ne dit qu’il avait programmé de ne pas voir cet ouvrage de son vivant. Châteaubriand avait initialement songé à Mémoires de ma vie. A quel titre avait songé Leriche pour la relation de la sienne ? C’est Le Seuil, dit-on, qui choisit Souvenirs de ma vie morte.2 C’est un bien beau titre. Un bien beau titre pour un ouvrage débordant de vie qu’on aimerait pouvoir faire lire aux apprentis chirurgiens d’aujourd’hui.
On y entrevoit, à la lecture, ce que put être la gloire de la chirurgie de la première moitié du XXe siècle. Interne en 1902, Leriche soutient sa thèse en 1906. Il se passionne alors pour la technique de résection chirurgicale de l’estomac. Lyonnais, il se lie d’amitié avec le futur grand Alexis Carrel, devient chirurgien des hôpitaux, découvre New York, les Etats-Unis et de nouvelles perspectives chirurgicales. 1924 le retrouve titulaire d’une chaire à l’Université de Strasbourg où il développe son approche de chirurgie non agressive. Douze ans plus tard, signe des temps, il succède à Charles Nicolle (1866-1936) au Collège de France. La chirurgie prend la place de l’infectiologie visionnaire. Vers l’est, les nuages s’amoncellent.
La période 1940-1942, qui voit Leriche accepter la présidence d’un Ordre national des médecins, créé en octobre 1940 par le régime de Vichy, et qui appliquera avec un très grand zèle les nouvelles règles qui stigmatisaient les médecins juifs en leur interdisant d’exercer. Leriche démissionnera en décembre 1942. Evincé des circuits officiels à la Libération, il est élu membre de l’Académie des sciences et de l’Académie nationale de médecine en 1945. Deux syndromes portent son nom, de même qu’un pavillon de l’Hôpital civil de Strasbourg. Carrel a pour sa part disparu ou presque des mémoires médicale, chirurgicale et biologique. C’est là un homme devenu inconnu.
De Leriche, on retient parfois encore la définition qu’il donna de la santé : La vie dans le silence des organes. Elle date d’une époque où, dans la foulée expérimentale de Claude Bernard (1813-1878) les organes étaient rois. Le foie tout particulièrement.
Aujourd’hui, Dr House ne fait pas une croix sur les organes. Deux siècles après la naissance de l’inventeur-découvreur de la fonction glycogénique du foie, ces mêmes organes ont toutefois retrouvé leur place, plus modeste : à «un» organe ne correspond plus «une» maladie. La vérité a changé d’échelle. L’anatomopathologiste la débusque à l’échelon des cellules. Le biologiste va droit à la molécule et le généticien-scaphandrier descend jusqu’à l’ADN. Puis Gregory House fait la synthèse comme jadis Sherlock Holmes, Joseph Rouletabille ou Jules Maigret.
Les médecins ont aussi appris que les organes se parlent entre eux. Pour le bien de tous, ils échangent des informations via les hormones ou la lymphe, cette belle inconnue. Les deux grandes guerres du XXe siècle ont vu naître et prospérer le système immunitaire et ses métaphores militaires. Le corps se débrouille comme il peut pour lutter contre tout ce qu’il perçoit comme lui étant étranger. Pas de métissage ! Toutefois, quand cette xénophobie longtemps salvatrice devient pathologique, la médecine et la chirurgie sont là qui rétablissent généralement le calme durant la bataille. Ou qui signent l’acte de reddition.
Au Princeton-Plainsboro, les organes, les fonctions et les systèmes sont là : ils brillent et palpitent sous la lumière des caméras. Et on entend bien des bruits dans les soutes organiques. Cela se traduit à l’extérieur par des vapeurs, des haleines fétides, des hémoptysies, des peaux qui partent brutalement en lambeaux (le syndrome de Lyell est un des must de la série). On sait que Gregory House ne se plaint jamais grâce à un abus carabiné d’antalgiques opiacés. Mais dans ce quinzième épisode de la saison ultime, l’homme semble atteint d’un autre mal, nettement plus pernicieux.
Nous savons tous que les médecins goûtent fort cet exercice qui consiste à porter des diagnostics chez ceux de leurs confrères qui ne vont pas fort. Et dans l’entourage de House, il y a pléthore. Et de même qu’il est plus facile de découvrir l’origine d’un vin en jetant un œil sur l’étiquette, de même le diagnostic est-il plus aisé quand on connaît les (mauvaises) habitudes de celui que l’on ausculte. Et le patron, depuis peu, tremble, est ailleurs. Son temps de réactivité hors pair, son génie en sautoir deviennent peau de chagrin. Bref, il se laisse aller.
Pourquoi sucerait-il à l’envi des bonbons à la menthe si ce n’était pour masquer son halitose ? C’est dit, «il a le foie qui lâche». Ou plus précisément, c’est une réaction en domino : le cerveau patine parce que le foie n’assure pas, n’assure plus : encéphalopathie hépatique (EH). EH «stade 2», avec hyperactivité psychomotrice et palilalie. Presqu’un «3» avec émergence des troubles de la vigilance, état stuporeux, somnolence marquée et discours inappropriés. Babinski, expressions extrapyramidales et anomalies papillaires.
Et les amateurs de la célèbre série de découvrir sur canapé ce que d’autres apprirent à la page 1230 de sa quatrième édition, du «Godeau-Herson-Piette» (Flammarion) sur le fetor hepaticus :
«C’est une odeur douceâtre de l’haleine. On la perçoit surtout quand on entre dans la chambre du malade. Le fetor est dû à des substances aromatiques d’origine intestinale, normalement détruites par le foie (…) ces substances passent dans la circulation générale et sont éliminées par le poumon car elles sont volatiles.»
Ce fetor n’est certes pas pathognomonique mais il permet aux plus affûtés de porter le diagnostic au nez comme jadis on le faisait pour celui du diabète sucré via les urines. Un privilège généralement réservé au patron lors de la visite. Or les grands patrons, émanation suprême des grandes équipes, ne meurent jamais. Ils peuvent avoir tous les défauts de la Terre, ils demeurent, sur la durée, toujours les plus forts. Inoxydables. C’est d’ailleurs précisément à ça qu’on les reconnaît. House fait partie de ces néo-mandarins à qui les élèves donnaient jadis du monsieur. Et House aura, aujourd’hui à l’endroit de ses servants, cette formule ridicule si elle n’était, chez lui, christique : «Je connais mon corps.»
Il confessera bientôt avoir pris du millepertuis pour simuler les symptômes biologiques et fera observer qu’il ne présente pas l’ascite des alcooliques en route vers la fin du chemin de croix. Sauf à compter sur une greffe hépatique salvatrice, cette version assez humaine de la Providence.
(A suivre)