Il est des lectures dont on ne ressort pas indemne. C’est le cas, nous dit-on, d’un ouvrage massif «enfin traduit en français». Un ouvrage «culte» sur l’autre rive de l’Atlantique. Une somme noire qui commence à faire du bruit dans les coulisses politiques et les inconscients collectifs francophones.1 Lire et être touché ? Le cas peut encore se produire avec les journaux traditionnels d’information générale – ceux dont on se plaît à dire qu’ils vont bientôt mourir alors qu’un avenir radieux leur est désormais promis sur la Toile. Une Toile qui prend sans trop de mal la place du papier journal.
Journal du Dimanche, daté du 15 septembre 2013. Et le moutonnement des nouvelles étrangement hiérarchisées. La France a-t-elle perdu la face en déclarant une guerre punitive à la Syrie ? Pourquoi n’étions-nous pas à Genève lors des tractations entre les ministres américains et russes des affaires étrangères ? Plus grave, car plus immédiatement émotif : le pays grommelle fort en apprenant qu’un bijoutier de Nice a tué (par balle et dans le dos l’un de ses jeunes agresseurs qui l’avait frappé à coups de crosse avant de s’enfuir avec le fruit de son vol.
L’homme a été mis en examen pour homicide volontaire mais n’a pas été incarcéré. Il a dû changer de domicile et fait l’objet d’une surveillance suivie au moyen de méthodes modernes
On s’indigne de part et d’autre. Et on s’indigne sur la Toile. Les bonnes gens versus les proches de la victime. Le président de la République en parlera ce soir sur une télévision privée. Il a «suivi l’affaire». Il dira : «c’est un terrible drame». Il parlera de la victime principale : «le braqueur tué, quatorze condamnations, 19 ans, déjà père de famille…». Et maintenant ? La médecine légale sera saisie. La balistique d’abord, la psychiatrie ensuite. La justice travaillera. Puis une cour d’assises tranchera.
Affaire de Nice : en quelques heures, des centaines de milliers, des millions d’échanges sur la Toile. Est-ce là une réaction collective normale ? Faut-il au contraire voir ici l’expression d’une névrose nationale ? On peut encore faire une lecture marxiste, comprendre les raisons de l’actuelle épidémie française des attaques de bijouteries. Pour l’heure, le bijoutier meurtrier de Nice fait la joie du Front national ; et les gazettes racontent à qui mieux-mieux cette montée de l’extrême-droite. Ou plus précisément ce glissement d’un extrême vers le centre.
En France, la politique se joue en une seule dimension, funambulesque. Du moins est-ce l’image offerte en pâture aux foules citoyennes par les médias et par les politiques eux-mêmes. Une autre solution serait de classer en fonction de la jungle : ceux qui veulent que nous en sortions et ceux qui font tout pour que nous y restions. Pour l’heure, les extrêmes hurlent avec leurs loups. Aux lisières on temporise. La clairière humaniste n’est pas en vue.
«Les extrêmes vivent des questions que les partis de gouvernement laissent en jachère. Ce n’est pas parce qu’ils y apportent des solutions absurdes ou démagogiques que les questions n’existent pas» fait valoir aujourd’hui Marcel Gauchet dans le Journal du Dimanche. Marcel Gauchet, 69 ans, est un historien doublé d’un philosophe. C’est aussi un homme «résolument de gauche» qui fut l’inventeur de la formule «fracture sociale». Il est aussi le rédacteur en chef d’une revue indispensable dans le paysage francophone des idées.2 Marcel Gauchet a rencontré il y a peu le Premier ministre français socialiste. Et il déclare ceci : «Soit nous continuons à nous enfoncer dans la nécrose actuelle, en attendant au coin du feu qu’il n’y ait plus de bois dans la cheminée, soit nous essayons d’en sortir».
Nécrose ? On relit. On fait lire autour de soi. Nécrose ? On consulte un ancien journaliste du service étranger du Monde, aujourd’hui en croisière entre Genève et Belle-Ile. Sur le port de Palais (Morbihan, les avis convergent : du bon Gauchet, aucune coquille typographique en vue. Nécrose, vraiment, alors que Marcel Gauchet ne parle que de pessimisme collectif, d’inquiétude collective nationale. Il nous semblait que la France était malade, certes, mais malade dans le registre mental. Pas la psychose, bien sûr. Mais la névrose, névrose d’échec peut-être.
«Nous sommes le peuple le plus pessimiste de la planète, poursuit Marcel Gauchet. Selon toutes les études internationales, les Français sont les champions du pessimisme pour l’avenir de leur pays et de leurs enfants. Il est vrai qu’il y a un bémol : les Français restent optimistes pour eux-mêmes. A la question "Etes-vous heureux ?" , ils répondent massivement oui. Ce décalage est très intéressant. La France d’aujourd’hui est un pays profondément inquiet, et donc profondément crispé. Un pays qui a peur du changement, vécu comme un danger potentiel. Du coup, toute réforme est nécessairement mal accueillie. Sans compréhension de ce climat, l’action politique ne risque pas d’aller loin.»
Nécrose ? Posons l’hypothèse qu’il n’y a là aucune coquille. On ne fera pas l’injure à Marcel Gauchet d’imaginer qu’il ne mesure pas le sens et la portée de ses mots. C’est lui-même qui, un peu plus tôt, a expliqué que la France est un pays littéraire, un pays qui a porté la littérature au rang d’une identité collective. C’est lui qui assure que «même pour un Français qui n’a jamais lu un livre, Victor Hugo, c’est la France». Que la France, dans son identité historique, va de Corneille à Sartre, de Molière à Proust.
Retenons donc la nécrose. Une nécrose collective. La nécrose au coin du feu. Une nation au coin de la cheminée qui brûle ses derniers stères. Un pays qui, demain, grelottera. La nécrose n’est certes pas la gangrène, mais elle y fait immanquablement songer. Comment traduire à l’échelon collectif cette métaphore de Marcel Gauchet ? Car la nécrose est bel et bien un processus qui mène à la mort prématurée (et non programmée des cellules dans le tissu vivant. Elle est provoquée par des facteurs externes, une infection, des toxines ou une blessure. Et elle conduit à la digestion non réglementée des composants cellulaires. Une nécrose peut également être causée par une ischémie.
Si l’on entend filer la métaphore, on se souviendra que la nécrose n’est pas l’apoptose, cette mort cellulaire programmée et qui joue un rôle important dans le recyclage des cellules. La nécrose, elle, est presque toujours néfaste et peut s’avérer fatale. Son résultat est connu : la perte de l’intégrité membranaire et l’écoulement de produits de la mort cellulaire vers l’espace hors cellule. Ceci provoque une réponse inflammatoire dans le tissu environnant : des phagocytes à proximité ne peuvent ni localiser ni engouffrer les cellules mortes, ce qui aboutit à l’accumulation du tissu mort et des fragments cellulaires auprès du site. La nécrose est accompagnée habituellement d’une réponse inflammatoire qui consiste en la présence d’exsudat et de cellules spécialisées comme les lymphocytes et les macrophages.
Comment sort-on d’une nécrose collective ? L’exérèse chirurgicale fait-elle mal ? On tourne les pages du quotidien dominical. Sur le port de Belle-Ile, le cinéma Rex projette ce soir en exclusivité mondiale le prochain film de Catherine Deneuve. Il est titré Elle s’en va, parle du temps qui fuit, de l’éternité qui s’avance, de la résistance des femmes. Elle s’en va fera un tabac. Sur France Inter, Gérard Depardieu, pestiféré national français, disait il y a quelques jours de son amie Catherine Deneuve qu’elle était internationale. Qu’il s’agissait de la plus juste des Marianne. Catherine Deneuve aura 70 ans le 20 octobre prochain. Aucune goujaterie ici : la star déclare que son âge «n’a jamais été un tabou». La vieille France ferait bien d’en prendre de la graine.