Les douleurs rétrosternales (DRS) constituent un motif de consultation fréquent que ce soit au cabinet médical, dans les services d’urgences ou en cours d’hospitalisation. Parmi eux, les patients présentant une suspicion clinique de syndrome coronarien aigu (SCA) et un bloc de branche gauche (BBG) représentent environ 2% des cas (statistique américaine).1 De plus, en Suisse, 0,5% de la population est porteuse d’un pacemaker (PM) et ce chiffre est en constante augmentation.
Le BBG est provoqué par une atteinte cardiaque, aiguë ou chronique, de degré avancé. Les patients présentant déjà un BBG sont donc, en cas d’atteinte ischémique, plus à même de présenter des complications.1 On peut faire la même constatation chez les patients porteurs d’un PM.
L’électrocardiogramme (ECG) s’est imposé comme l’outil de première orientation diagnostique permettant de classifier les infarctus du myocarde (IM) en infarctus avec surélévation du segment ST (STEMI) qui nécessitent une reperfusion immédiate et les IM sans surélévation du segment ST (non-STEMI ou NSTEMI), dont la prise en charge dépend du risque propre à chaque patient (évaluable avec un outil tel que le TIMI risk score) et peut aller de la coronarographie rapide au traitement médicamenteux seul.2
Cependant, dans le cas où un patient se présente avec des douleurs rétrosternales et un BBG ou un PM avec stimulation ventriculaire (PM-V), l’ECG n’est plus interprétable selon les critères habituels d’IM. Les praticiens s’en remettent alors généralement au contexte clinique pour décider de poursuivre ou non les investigations en urgence et leur décision est le plus souvent prise à bon escient. En effet, peu de patients sont renvoyés à domicile avec un IM au décours,3 au prix cependant d’un taux élevé de recours injustifié à la salle de cathétérisme cardiaque (alarme STEMI inappropriée).1 D’autre part, même si le diagnostic final est correct, la présence d’un BBG ou d’un entraînement ventriculaire peut entraîner des retards dans la prise en charge, voire une prise en charge suboptimale 4 potentiellement dommageable pour des patients en situation d’IM, où l’adage time is muscle ne se dément pas.
La définition du BBG telle qu’utilisée par Sgarbossa et coll.5 est rappelée dans le tableau 1. Du fait de l’interruption de la transmission du courant dépolarisant dans les fibres rapides spécialisées de la branche gauche du faisceau de His, l’activation du ventricule gauche (VG) se fait via le ventricule droit (VD) et donc nécessairement après ce dernier. L’onde se transmet via les cellules myocardiques non spécialisées depuis l’apex du VD et rejoint le VG qu’elle atteint avec un temps de retard provoquant une contraction légèrement désynchronisée des ventricules, visible à l’ECG sous la forme d’un QRS large avec, dans certaines dérivations, un aspect RR’ ou une de ses variantes. De plus, la repolarisation (segment ST et onde T) est aussi désynchronisée, ce qui engendre un tracé typique. En effet, en l’absence de BBG, la polarité de l’onde T est concordante avec celle du QRS, alors qu’on s’attend en revanche à trouver en cas de BBG chez un patient par ailleurs sain, un décalage du segment ST (< 5 mm) et une onde T de polarité tous deux opposés à celle du QRS. On parle de «discordance appropriée». Ce phénomène est décrit dans la figure 1.
On observe un tracé ECG similaire chez les patients porteurs d’un PM, chez qui la sonde ventriculaire est insérée dans l’apex du VD avec stimulation mono-ventriculaire. La stimulation commence donc à droite, en dehors des fibres du faisceau de His, et le VG est stimulé avec un temps de retard lorsque le courant parvient jusqu’à lui via le VD. Cette situation, comparable à celle observée lors du BBG, est décrite dans la figure 2.
Elena Sgarbossa a développé, en 1996 avec son équipe, une série de trois critères qui constituent un score qui porte son nom 5 et permet le diagnostic d’IM en présence d’un BBG. Ces critères ont été établis par observation rétrospective de l’ECG initial de 131 patients avec un BBG et un IM confirmés par l’élévation des CK-MB, enrôlés dans l’étude GUSTO-1 qui comparait différentes stratégies de thrombolyse.5 Leurs tracés ont été comparés à ceux d’un groupe contrôle composé d’un nombre égal de patients, présentant un BBG connu et une coronaropathie stable, prouvée par une coronarographie. L’objectif étant de poser rapidement le diagnostic d’infarctus afin de guider la décision de revascularisation en urgence, les auteurs se sont concentrés sur des critères applicables à l’ECG initial en l’absence de comparatif. En effet, la valeur diagnostique des changements ST dynamiques observés sur des ECG sériés était déjà reconnue et comparable à celle observée en l’absence de BBG,6 mais ce procédé peut être trop long pour appuyer efficacement la décision dans l’urgence. Les critères du score de Sgarbossa sont récapitulés dans le tableau 2 et la figure 3.
La spécificité de ce score pour prédire l’infarctus à une valeur seuil de trois points a été initialement évaluée à 90% avec une sensibilité à 78%. La faible sensibilité de ce score s’est confirmée dès sa validation par Sgarbossa et coll. sur un collectif de patients issus de l’étude GUSTO-2A, qui comprenait également des patients présentant des syndromes ischémiques sans IM.5 Dans ces conditions de prévalence plus faible d’infarctus, d’ailleurs plus proche de la réalité clinique, la spécificité était de 96%, mais la sensibilité chutait à 36%. Dans une méta-analyse en 2008 par Tabas et coll.,7 reprenant plus d’une dizaine d’études sur ce score, l’excellente spécificité est confirmée à 98% (intervalle de confiance (IC) 97 à 99%) mais avec une sensibilité de seulement 20% (IC : 18-23%).
La similitude des tracés des porteurs de PM et des patients avec BBG a amené ces investigateurs à tester la validité de ce score également chez les patients électro-entraînés. Toutefois, seul le critère (C) s’est avéré prédictif d’un infarctus dans cette situation alors qu’il est pourtant celui qui a le moins de poids en cas de BBG.8 La présence de ce critère a une spécificité de 88% et une sensibilité de 53% pour le diagnostic d’infarctus.8
Même si des alternatives existent, leur supériorité par rapport au score de Sgarbossa n’est pas démontrée. On peut citer le signe de Cabrera (indentation de la partie ascendante de l’onde S dans au moins une dérivation, souvent V3 ou V4) dont la sensibilité est de 25-50% et la spécificité de 99%, mais qui se révèle difficile à interpréter correctement pour les praticiens 9 alors qu’un des points fort du score de Sgarbossa est justement sa facilité d’utilisation et d’interprétation, reflétée par une très bonne concordance interobservateurs.7
Chez les porteurs de PM-V, on peut chercher d’éventuels complexes QRS non électro-entraînés et donc interprétables selon les critères habituels. En présence du cardiologue, on peut aussi désactiver temporairement le PM pour démasquer l’ECG non électro-entraîné,4 ce qui n’est cependant pas sans risque et peut être faussé par le phénomène de «mémoire cardiaque», soit la persistance sur le tracé natif d’un décalage du segment ST tel que présent lors de la stimulation électrique malgré l’absence de phénomène ischémique.
Bien qu’elles ne concernent pas la prise en charge initiale, les modifications dynamiques du segment ST sur des ECG sériés sont interprétables même sur un tracé ECG modifié par la présence d’un BBG ou d’un PM-V, et cela indépendamment du score de Sgarbossa. Autrement dit, des surélévations du segment ST par rapport à l’ECG d’admission dans deux dérivations concomitantes signalent un STEMI, d’où l’utilité de répéter l’ECG (ECG sériés).
Le score de Sgarbossa est rapidement applicable, simple à interpréter et facilement intégrable dans la prise en charge habituelle des DRS. Cependant, il n’a pas à ce jour franchi toutes les étapes nécessaires à l’établissement indiscutable de la valeur d’un score clinique. Il n’a pas été validé en externe, c’est-à-dire que ses performances n’ont pas été testées sur un autre échantillon de la même population de patients (test de reproductibilité) ni sur une population différente (test de transportabilité), et il n’a jamais fait l’objet d’une étude randomisée prospective. De plus, il a été construit avant l’instauration de la définition de l’IM comme STEMI ou NSTEMI et sa corrélation avec cette classification n’a pas non plus été testée.
La principale limite du score de Sgarbossa est sa faible sensibilité et donc le risque de manquer un diagnostic d’IM sur l’ECG initial. Cette limite s’applique toutefois également à l’ECG en situation habituelle, soit chez les patients sans BBG ni PM-V, bien qu’aujourd’hui personne ne remette en question sa valeur en tant qu’outil diagnostique. En effet, l’ECG initial est non diagnostique chez 45% de ces patients dont 20% ont même un tracé normal,10 et il n’a donc qu’une sensibilité de 55% pour le diagnostic d’infarctus tout en conservant une spécificité de 97%. Etant donné que les signes ECG évoluent avec le temps, avec la survenue des changements du segment ST en moyenne 60 à 90 minutes après le début des symptômes11 et de l’onde Q après six heures chez plus de 50% des patients,6 il est logique que cette performance soit améliorée par la réalisation d’ECG sériés toutes les vingt minutes. La sensibilité devient dès lors de 68% et la spécificité de 99%.10 Cette tendance est d’ailleurs aussi observée en cas de BBG.12 L’ECG standard n’est donc pas sans faille, ce qui ne l’empêche pas d’être systématiquement utilisé. Cette attitude est d’ailleurs parfaitement justifiée car on ne l’utilise pas seul mais couplé à d’autres outils diagnostiques destinés à pallier son manque de sensibilité, tels que les marqueurs enzymatiques. Et c’est précisément l’usage qu’il convient de faire du score de Sgarbossa.
Ainsi, même si le score de Sgarbossa n’est positif que chez un patient sur cinq en cas d’IM aigu, lorsqu’il est positif, la probabilité que le patient ait vraiment un IM est très élevée (figure 4). Rokos et coll. ont donc proposé en 2010 que les directives de l’American College of Cardiology Foundation/American Heart Association (ACCF/AHA) sur les critères d’activation de la salle de cathétérisme incluent, en cas de BBG, l’élément (A) du score de Sgarbossa (élévation concordante du segment ST, l’item le plus prédictif du score) au titre d’«équivalent STEMI», c’est-à-dire suffisant à lui seul pour indiquer une coronarographie ou une thrombolyse en urgence.6 Les auteurs sont même allés plus loin en proposant de retirer de cette même liste d’équivalent STEMI, l’élément «BBG nouveau ou présumé nouveau», qui s’est avéré être un motif fréquent d’activation inappropriée de l’alarme STEMI.1 C’est désormais le cas depuis la nouvelle édition des directives ACCF/AHA 2013. Le BBG, même nouveau, n’est donc désormais considéré comme équivalent STEMI qu’en présence d’un score de Sgarbossa positif (≥ 3).13
L’utilisation du score de Sgarbossa comme accélérateur de la procédure habituelle a été reprise par Neeland et coll., qui proposent également en cas de score positif d’interrompre les investigations pour procéder à une reperfusion en urgence.1 Si le score est négatif, ils proposent de pallier son manque de sensibilité par les autres outils diagnostiques fiables mais moins rapides, à savoir la mesure sériée des troponines ainsi que l’échocardiographie qui peut permettre la mise en évidence de troubles cinétiques focaux aigus représentant un équivalent STEMI (figure 5). Cet algorithme n’est cependant pas encore validé.
Le score de Sgarbossa permet, s’il est positif, un gain de temps substantiel dans la prise en charge d’un IM et mérite à ce titre d’être appliqué systématiquement. En cas de résultat négatif, son manque de sensibilité doit être pallié par l’utilisation d’outils diagnostiques supplémentaires, comme c’est le cas d’un ECG initial non diagnostique chez un patient avec un rythme de base normal. Un ECG initial non contributif ne doit cependant pas faire renoncer à la réalisation d’ECG ultérieurs sur lesquels les modifications des segments ST peuvent amener au diagnostic d’IM indépendamment des critères de Sgarbossa.
> Un bloc de branche gauche (BBG) nouveau n’est plus considéré comme un infarctus avec surélévation du segment ST (STEMI) équivalent, sauf en cas de score de Sgarbossa positif
> Un score de Sgarbossa positif doit entraîner l’activation immédiate de la salle de cathétérisme
> Les modifications dynamiques du segment ST par rapport au tracé d’admission sont interprétables indépendamment du score de Sgarbossa