Dans la pratique médicale, la médecine sociale tient compte du contexte social et des conditions sanitaires d’une population.1 Elle cherche à comprendre l’impact des conditions socio-économiques sur la santé humaine et sur les maladies dans la perspective d’améliorer l’état de santé d’une société et de ses individus. Officiellement, cette discipline prend ses racines au début du XIXe siècle, à l’époque où la révolution industrielle avait fait émerger un nombre croissant de travailleurs pauvres et malades. Parmi les maladies, la tuberculose pulmonaire est l’illustration emblématique d’une problématique biomédicale dont la transmission est accrue par des conditions de vie défavorables et inadéquates. Plusieurs figures historiques se sont intéressées aux effets des facteurs socio-environnementaux sur la santé, en particulier des plus pauvres et démunis de la société. Villermé déclarait en 1940 que «la mort est une maladie sociale». Rudolf Virchow, médecin allemand du XIXe siècle connu pour ses découvertes en biomédecine (ganglion de Virchow, triade de Virchow, etc.), est considéré comme l’un des fondateurs de la médecine sociale, notamment en démontrant la relation entre conditions de vie et l’incidence du typhus en Silésie en 1848.2 Virchow estimait que la médecine sociale était la «science sociale qui s’intéresse aux conditions sociales génératrices de maladies».3 Salvador Allende a, quant à lui, rédigé en 1939 l’ouvrage La Realidad Médico-Social Chilena qui conceptualisait la maladie «comme une perturbation de l’individu favorisée par des conditions sociales défavorables».3 La vision de la médicine sociale décrite dans ce livre l’accompagna dans sa carrière politique en tant que ministre de la Santé, puis président du Chili. Un des tournants historiques en médecine sociale fut la publication au Royaume-Uni du Black Report en 1980 qui mettait en lumière les inégalités en santé (health inequalities) observées au Royaume-Uni, et qui proposait des modèles explicatifs ainsi que de possibles solutions.1 De nos jours, sous l’impulsion de contemporains britanniques tels que Sir Michael Marmot 4–7 et Richard G. Wilkinson,8–10 le domaine de la médecine sociale est investi par les organisations et services de santé publique qui examinent les besoins sanitaires d’une société sous l’angle des déterminants sociaux de la santé, systématisés notamment par l’OMS en 1996, 2004,11 puis 2008.12 Dans ce contexte, le rôle des professionnels de la santé et des médecins de famille en particulier n’est plus à démontrer dans les processus qui visent à améliorer l’état de santé d’une société et de ses individus.13 De nombreux efforts ont ainsi été fournis pour mieux cerner et comprendre les phénomènes qui sous-tendent aux inégalités sociales de santé 14,15 dans le but d’y apporter des réponses concrètes via des mesures efficientes. A cet effet, l’épidémiologie sociale a permis de développer les «outils» de travail nécessaires à la pratique en médecine sociale. Un lexique de termes choisis en médecine sociale est présenté dans cet article (tableau 1). A une époque où les connaissances, les compétences et les moyens à disposition en biomédecine ont fait des progrès considérables, la pratique de la médecine sociale en cabinet a-t-elle encore sa place en 2013 ?
Monsieur X., âgé de 50 ans, est suivi dans une policlinique médicale universitaire en Suisse romande de manière épisodique depuis plusieurs années. Dans le cadre du tournus des médecins, son suivi est repris par un jeune collègue en formation qui consulte le dossier médical du patient la veille de leur premier entretien. Il y est fait mention d’un syndrome métabolique avec une obésité, une hypertension et un diabète de type 2 insulino-requérant qui sont mal contrôlés et grevés de complications (polyneuropathie diabétique, dysfonction érectile, etc.). Par ailleurs, Monsieur X. est connu pour un syndrome de dépendance à l’alcool, compliqué d’une cirrhose hépatique et d’épisodes d’hépatites aiguës qui l’ont conduit à plusieurs hospitalisations. Le patient est célibataire, sans enfant, et bénéficie de l’aide sociale. Le dossier médical précise que le suivi médical est complexe en raison d’un déni de ses problèmes liés à l’alcool, d’états d’alcoolisation lors des consultations et d’une mauvaise adhérence thérapeutique. Une tentative de traitement institutionnel s’était soldée par un échec deux ans auparavant. Devant un tel tableau, le nouveau médecin assistant appréhende sa première rencontre avec Monsieur X., à juste titre car celui-ci se présentera à la consultation le lendemain en étant fortement alcoolisé, nécessitant son hospitalisation en urgences pour un nouvel épisode d’hépatite aiguë.
Afin de pouvoir mieux comprendre et intervenir dans la situation de ce patient, il nous paraît important de se poser les questions suivantes :
1. quels facteurs individuels et socio-environnementaux, passés et présents, ont un impact sur l’état de santé actuel de Monsieur X. ? Comment les apprécier ?
2. En tant que médecin de famille en cabinet, sur quels facteurs et de quelle manière pouvons-nous intervenir afin d’améliorer l’état de santé de ce patient ?
La population suisse n’est pas épargnée par la précarité et la pauvreté qui touchent en particulier certains groupes à risque : les familles monoparentales, les adultes vivant seuls, les personnes sans formation postobligatoire ou sans occupation, les personnes de nationalité étrangère.16 Ainsi, le taux de travailleurs pauvres (working poor) de la population suisse en âge de travailler (20 à 59 ans) se montait à 3,8% en 2008. Dans le canton de Genève en 2010, plus de 56 000 personnes ont bénéficié au moins une fois dans l’année d’une ou de plusieurs prestations sociales. Le taux de personnes au bénéfice de l’aide sociale au sens large s’élevait à 12,4%. Dans le canton de Vaud, environ 11% de la population en âge de travailler (soit environ 40 000 individus) vivait en 2008 en dessous du seuil de pauvreté et le nombre de bénéficiaires vaudois du revenu minimum d’insertion (RI) est en constante augmentation (r 22% dans la période 2006-2011).
Bien que la Suisse présente un niveau de richesse comptant parmi les plus élevés du monde, sa répartition des fortunes est classée parmi les plus inégales, comme en témoigne son coefficient de Gini estimé à 0,846 en 2008 (définition dans le tableau 1).17 L’inégalité dans la distribution des ressources et des richesses dans un pays, bien qu’ayant des répercussions sur le statut socio-économique des individus, ne suffit pas à elle seule pour expliquer et comprendre les mécanismes qui sous-tendent aux inégalités sociales de santé. D’autres facteurs doivent être pris en considération (figure 1) : ainsi, le statut socio-économique d’un individu est associé à des facteurs environnementaux, psychosociaux, comportementaux et biologiques, facteurs qui de manière synergique ont un impact plus ou moins durable sur l’état de santé. L’interconnexion et l’accumulation de ces facteurs défavorables chez un individu avec un bas statut socio-économique peuvent contribuer aussi à des sentiments d’injustice et d’impuissance ressentis non seulement par l’individu lui-même, mais également par ses soignants confrontés à une situation complexe. Comment dès lors se positionner et que faire en tant que médecin ou professionnel de santé, face à un individu et son contexte biopsychosocial qui peuvent parfois nous sembler comme étant «une montagne de problèmes» ?
Face aux inégalités sociales de santé, le rôle du médecin de premier recours (MPR) est établi : de par sa proximité et ses contacts étroits avec la population et grâce à son approche biomédicale intégrative et holistique, le MPR peut jouer un rôle essentiel et déterminant dans la prise en charge des plus vulnérables dans la population.14–16 De même que pour la pratique de la biomédecine, la pratique de la médecine sociale peut être exercée de manière complémentaire auprès des patients en considérant trois champs de compétences : le savoir, le savoir-faire et le savoir-être (tableau 2).
Afin d’illustrer ces propos, reprenons la vignette clinique introduite précédemment : l’anamnèse biopsychosociale nous apprend que Monsieur X. a été soumis pendant de nombreuses années à plusieurs facteurs défavorables : environnementaux (instabilité du lieu de vie), psychosociaux (absence de famille, isolement social) et comportementaux (dépendance à l’alcool, absence d’activité physique). Né en Suisse, Monsieur X. y a vécu une enfance «mouvementée» (décès de sa mère, conflits intrafamiliaux). Depuis la fin de son adolescence, il a commencé une vie de «baroudeur» à travers le monde en y vivant de métiers qu’il a appris «sur le tas», période de sa vie où Monsieur X. avait des consommations d’alcool régulières dans des contextes festifs. De retour en Suisse depuis une dizaine d’années (période pendant laquelle décéda son père), Monsieur X. n’a pas réussi à reprendre une activité professionnelle en l’absence de diplôme ou de qualifications certifiées et vit depuis lors de l’aide sociale (revenus mensuels inférieurs à CHF 1800.–). Dans ce contexte, l’environnement social et les ressources de Monsieur X. se sont considérablement appauvris, contribuant à une perte de l’estime et de la confiance en soi mais aussi vis-à-vis d’autrui. N’ayant pas les moyens financiers pour avoir une alimentation équilibrée et en l’absence d’activité physique, le patient a développé un syndrome métabolique grevé de complications. En ce qui concerne ses consommations d’alcool, Monsieur X. décrit qu’elles sont utilisées comme moyen pour tromper son ennui et pour oublier «son parcours de vie difficile».
En ayant connaissance de ces éléments anamnestiques, quelles mesures ont été discutées et entreprises avec Monsieur X. par le MPR ?
Redéfinition du cadre du suivi médical vers une plus grande stabilité : au vu des difficultés qu’éprouve le patient à faire face aux changements fréquents de thérapeutes, il a été convenu avec lui d’un suivi médical au long cours avec un médecin cadre à la PMU.
Evaluation des compétences en santé (health literacy) du patient : celles-ci sont préservées, Monsieur X. ayant acquis une scolarisation de base lui permettant de comprendre les informations concernant sa santé.
Approche de type entretien motivationnel : l’exploration des croyances et des convictions personnelles de Monsieur X. lui a permis, après de longs mois d’accompagnement, d’investir de sa propre initiative des lieux d’activités occupationnelles, soulageant son isolement social et structurant mieux son quotidien. Bien que toujours présents, ses abus d’alcool sont devenus moins fréquents et moins excessifs.
Partage de décisions : établissement avec le patient des objectifs à atteindre dans le cadre du suivi médical et des étapes pour y parvenir. Un compromis a été trouvé pour obtenir un terrain d’entente entre les attentes personnelles du patient (avoir un espace d’écoute et d’échanges dans un environnement non jugeant) et celles du thérapeute (diminuer les consommations d’alcool du patient).
Prise de contact avec les services sociaux : évaluation et discussion des possibilités d’aides et de soutiens financiers (allocations, subsides), qui étaient en l’occurrence maximales dans la situation de Monsieur X.
Parler de prévention et de promotion de la santé : le patient ayant été initialement réfractaire à discuter des problèmes liés à l’alcool, il est maintenant possible de parler avec lui de dépistage du carcinome hépatocellulaire et de traitement prophylactique du syndrome de Gayet-Wernicke. Le travail autour du syndrome métabolique est en cours.
Les problèmes de santé illustrés dans la vignette clinique font partie des problèmes courants et intemporels rencontrés en médecine de premier recours. Toutefois, les époques et les lieux dans lesquels ils s’inscrivent évoluent, modifiant les facteurs socio-environnementaux auxquels les individus d’une société sont exposés. La pratique d’une médecine sociale n’est pas l’apanage des services de santé publique et des politiques, mais elle concerne également les professionnels de santé sur le terrain, au sens large du terme. La connaissance des inégalités sociales prévalant dans la région et la documentation du contexte social du patient et de l’effet des inégalités sociales observées permettent d’évaluer les conséquences sur l’état de santé des patients de l’évolution des conditions socio-économiques en Suisse. Des études effectuées ces dernières années en Suisse romande ont ainsi pu mettre en lumière que 10 à 15% des patients renoncent aux prestations de soins pour des raisons économiques16,18,19 et que ce phénomène tend à augmenter. Les implications concrètes de cette observation sont les suivantes : faire une véritable anamnèse sociale, oser parler d’argent avec son patient, ne prescrire que les médicaments indispensables et pris en charge par l’assurance-maladie, évaluer les possibilités d’aides financières avec les services sociaux et les partenaires du réseau, etc.
Bien qu’amenant des éclairages et un regard complémentaires à la biomédecine, la médecine sociale reste semble-t-il le parent pauvre et méconnu de la médecine dans les pays riches et développés, alors qu’elle est notamment reconnue et développée en Amérique latine depuis les années 1930.3,20 Tout comme les domaines auxquels elle s’intéresse, la pratique de la médecine sociale est souvent considérée comme complexe et difficile car consommatrice de temps et d’énergie, une pratique parfois qualifiée de peu triomphante et peu gratifiante. Alors que des sommes importantes continuent à être investies et dépensées dans le développement de la biomédecine et de la médecine «technologique», ne perdons cependant pas de vue l’ancrage sociétal de chacun de nos patients. Dans la pratique en médecine de premier recours, l’utilisation d’outils anamnestiques (questions simples et pragmatiques) pour documenter la situation sociale et les effets des inégalités sociales observées chez nos patients constitue l’étape préliminaire à la mise en œuvre d’un travail pluridisciplinaire avec les réseaux sanitaire et communautaire, dans une perspective éthique, économique et clinique.
> Bien qu’amenant des éclairages et un regard complémentaires à la biomédecine, la médecine sociale reste semble-t-il le parent pauvre et méconnu de la médecine dans les pays riches et développés, alors qu’elle est notamment reconnue et développée en Amérique latine depuis les années 1930
> La pratique d’une médecine sociale n’est pas l’apanage des services de santé publique et des politiques, mais elle concerne également les professionnels de la santé sur le terrain, au sens large du terme
> Dans la pratique en médecine de premier recours, l’utilisation d’outils anamnestiques (questions simples et pragmatiques) pour documenter les inégalités sociales observées chez nos patients constitue l’étape préliminaire à la mise en œuvre d’un travail pluridisciplinaire avec les réseaux sanitaire et communautaire, dans une perspective éthique, économique et clinique