Ils étaient cinquante mille à courir le marathon de New York. Et parmi eux Philippe Chevrier qui, abandonnant un instant ses fourneaux, a bouclé les 42 kilomètres en juste trois secondes de moins que 5 heures. Derrière les gazelles africaines qui survolent le circuit en moins de 2 heures 10, ça n’en jette pas, mais c’est tout de même impressionnant. Car se taper en gros l’équivalent de Genève- Annecy en huit heures d’un pas soutenu me paraît déjà une performance honnête propre à vous laminer la plante des pieds. Au pas de course, il faut être masochiste ! Et pourtant, les candidats au marathon sont légion.
Idem pour la Course de l’Escalade. Je veux bien croire que la course à pied vous libère l’esprit et vous garde en super forme, mais vous me permettrez de préférer une allure qui permet de jouir du paysage. Je me suis d’ailleurs laissé dire qu’on ne courrait pas le marathon chaque semaine. L’entraînement régulier est plus mesuré. Il prépare à tenir le coup lors de la grande course qui vous cassera les pattes. Deux marathons par an, ce serait donc bien assez pour un amateur éclairé. Alors qui peut m’expliquer la popularité de ces actes de souffrance collective ? Où les coureurs puisent-ils leur incroyable motivation ? Sûr que le patron qui voudrait imposer un marathon à ses employés passerait pour un tyran et un vil exploiteur.
… Nous connaissons nous aussi quelques fous du travail, ces workaholics qui s’éclatent pathologiquement au boulot …
L’échec de l’exemple soviétique n’est plus à démontrer. Vous vous souvenez d’un certain Stakhanov, héros du travail qui aurait été capable d’extraire seul des quantités incroyables de charbon ? Il n’a pas réussi à convaincre ses compatriotes que l’impossible était réalisable. Nous connaissons nous aussi quelques fous du travail, ces workaholics qui s’éclatent pathologiquement au boulot. Des gens pas faciles à gérer quand ils pensent imposer leur mode de fonctionnement à chacun. Sans compter qu’ils ont l’art d’inventer en plus des tâches inutiles pour se donner bonne conscience.
Dans le monde de la santé, la relation, l’empathie et le partage – raisonné – des émotions est important. Le malade est sensible aux échanges avec les soignants, souvent plus qu’aux strictes performances techniques des soins. Sa confiance repose sur cette communication. Le courant doit passer. Mais s’engager émotionnellement est éprouvant et je comprends que certains finissent par préférer les tâches administratives, de toute façon incontournables. Nous avons tous entendu des patients se plaindre qu’ils n’avaient pas bien compris quel traitement ils subissaient, ni pourquoi, ou qu’ils ne savaient pas quel médecin ou quelle infirmière s’occupait d’eux à l’hôpital. Leur rayon de soleil, c’était le sourire de l’aide au service des pots de chambre… Quand on manque de ressources, on privilégie l’indispensable mise à jour du dossier. C’est normal : le codage DRG, les statistiques et les indices de qualité en dépendent.
Les enjeux actuels des soins sont de moins en moins une connaissance insuffisante des maladies, mais le manque de moyens pour faire face à une demande croissante de soins alors que la volonté de les financer solidairement décline. Fermer de petits hôpitaux peut être judicieux, mais encore faut-il prendre en compte la charge des déplacements imposés aux patients et à leurs familles, et même l’économie simplement induite par une restriction de l’accès aux soins. Je ne parle évidemment pas de Genève où nous avons presque tout sous la main. Mais pensez aux frontaliers qui seront dès le printemps prochain basculés dans la Caisse maladie universelle française. L’Etat français se réjouit de regarnir ses caisses grâce à ces contributions supplémentaires, mais qu’offrira-t-il en retour à ses assurés ? Une infrastructure de soins insuffisante et des hôpitaux universitaires à plus d’une heure de voiture, alors que Genève est à deux pas ? Ou acceptera-t-il de prendre en charge les soins à Genève – à un prix qui lui paraîtra exorbitant – ainsi que le prévoit la législation européenne ? Nous attendons la réponse.
Le potentiel d’amélioration de la productivité des soins est limité. Soigner des personnes âgées, que ce soit à l’hôpital où à domicile, n’a rien en commun avec un processus industriel. Le dossier électronique ne changera pas le temps qu’il faut pour la toilette et l’auscultation. La rémunération à la performance ne marche pas non plus. Elle apprend surtout à améliorer les indicateurs de qualité. Le plus important, c’est la motivation intime des soignants. On choisit rarement de travailler dans la santé sans raison. Participer solidairement à une entreprise commune au service des autres, en partageant ses succès et ses déboires, voilà qui peut pousser chacun à donner le meilleur de lui-même. Cette flamme doit être entretenue.
Il faut construire avec les forces et les faiblesses de chaque collaborateur, lui accorder la reconnaissance qu’il mérite, admettre qu’il n’est ni une superwoman ni un superman, valoriser les personnes de terrain, l’expérience. Voilà comment nous pourrons maintenir à flot nos hôpitaux comme nos cabinets, à condition qu’on veuille bien nous en donner les moyens. Ne l’oublions pas : «Qui veut voyager loin ménage sa monture»…