Depuis juin 2013, le Service d’obésité du CHUV s’est doté d’un poste de chef de clinique psychiatre pour compléter et soutenir l’équipe pluridisciplinaire, constituée déjà de médecins, diététiciens et psychologues, et prendre en charge certains patients aux problématiques complexes. Le but de cet article est de clarifier l’importance de la prise en charge des diverses psychopathologies associées à l’obésité et de démystifier le bypass comme la solution idéale de la prise en charge de cette maladie chronique sans une vision holistique.
Il est actuellement admis que près d’un patient obèse sur deux souffre de troubles psychiques comme de troubles anxieux, d’états dépressifs ou d’une dépendance à l’alcool. L’obésité, lorsqu’elle est associée à un trouble du comportement alimentaire (TCA), comme c’est le cas la plupart du temps, montre une prévalence encore plus importante de troubles psychiques (figure 1).1 Il reste souvent difficile de mettre en évidence les TCA ou les psychopathologies associées sans d’importantes investigations par une équipe spécialisée.2 La plupart de ces patients ont déjà consulté divers spécialistes somatiques pour le diabète, l’hypertension ou l’arthrose et aboutissent au service d’obésité sans prise de conscience de la problématique de fond que l’obésité est une maladie chronique ayant comme conséquences diverses comorbidités : la grande majorité expliquent avoir tenté de multiples régimes nutritifs qui entretiennent le cercle vicieux du trouble alimentaire. En effet, ces méthodes restrictives, prônées pendant de longues années, n’ont pas montré de bénéfice et s’avèrent contre-productives en aggravant le TCA préexistant, une mésestime de soi, une sensation de mise en échec perpétuelle et favorisent le développement de symptômes anxieux ou dépressifs.3–5 La figure 2 met en évidence la complexité de l’obésité avec une interface somatique et psychique en interactions continues et perméables. La question subsidiaire de savoir si les patients dépriment d’être obèses ou sont obèses d’être déprimés demeure, mais la réponse importe peu la plupart du temps, l’essentiel étant d’identifier et de traiter la souffrance psychique induite par cette maladie insidieuse et le rejet de ces personnes par la société.
Pourquoi adjoindre un psychiatre de liaison à cette unité, sachant que l’équipe pluridisciplinaire est dotée, depuis les débuts, de plusieurs psychologues ? Principalement pour développer une approche psychiatrique de l’obésité : à la fois investiguer les psychopathologies sous-jacentes avec l’élaboration des bilans prébypass, adapter les traitements psychopharmacologiques souvent instaurés par les différents intervenants ou répondre aux situations d’urgence. Pendant longtemps, l’intérêt de la psychiatrie à l’égard des troubles alimentaires s’est ciblé sur l’anorexie et la boulimie avec un regard distant à l’encontre des troubles non spécifiques du comportement alimentaire.6,7 Les diverses hypothèses psychologiques de l’obésité restent multiples et diffuses, ce qui ne facilite pas une lecture consensuelle de cette maladie chronique (tableau 1). Dans cette optique de psychiatrie de liaison, le soutien à l’équipe, sans cesse mise à mal par un système institutionnel exigeant et des patients qui le sont tout autant, est également primordial. Finalement, le fait d’être issu d’un service psychiatrique permet de faciliter les contacts avec les divers services de ce secteur, de coordonner des suivis extérieurs ou d’établir des évaluations spécialisées avec la collaboration de nos collègues. La découverte de l’obésité sous un regard psychiatrique interpelle : la société d’aujourd’hui met une pression incessante sur les consommateurs que nous sommes, avec des exigences bien définies et des repères de plus en plus flous. Cette société prône le culte de l’individu, autonome et responsable, et ne donne que peu de place aux patients obèses qui sont très rapidement jugés, stigmatisés, voire même insultés en pleine rue pour un «délit d’apparence».8 D’autre part, la nourriture n’est plus vécue ou expérimentée en famille, avec une dispersion des règles alimentaires fondamentales, et les tentations sont importantes avec l’omniprésence des fast-foods et des plats-minutes prêts à cuisiner, dont le contenu reste difficile à clarifier. Par ailleurs, on se nourrit désormais en marchant, courant ou debout, sans aucune prise de conscience de l’acte de manger en soi et le temps consacré pour se nourrir semble progressivement diminuer en parallèle à la majoration du pouvoir calorique du repas. L’objectif thérapeutique semble parfois peu ambitieux mais est un réel défi sur le plan individuel et sociétal : apprendre ou réapprendre les bases du comportement alimentaire et l’écoute de son corps.
Les complications somatiques consécutives au surpoids, parfois incontrôlables, motivent l’indication au bypass, malgré les contre-indications psychiques éventuelles : une approche pluridisciplinaire devrait alors précéder ces opérations afin d’optimiser la prise en charge et prévenir les complications. Dans une prise en charge somatique unique, le concept de base «manger trop à cause d’un trouble alimentaire» n’échappe à personne, même pas à la plupart des patients. Cependant, il est bien souvent compliqué d’accéder au «cœur» des enjeux psychiques qui les sous-tendent. La frustration consécutive à l’impuissance face à ce trouble peut induire des contre-attitudes et aboutir aux préjugés que les «GROS» manquent de force de caractère et sont paresseux. Les conseils se limitent alors parfois à dire «qu’il n’y a qu’à manger moins», tout simplement. Après plusieurs mois d’observation comme psychiatre ayant rejoint cette équipe, une seule certitude existe : ce n’est pas si simple !
L’étape de prise de contact demeure cruciale et l’interdisciplinarité se révèle un atout fondamental. Certains patients sont trop optimistes quant à leurs attentes, d’autres découragés et nombre d’entre eux refusent une consultation psychiatrique, craignant non seulement d’être étiquetés de «GROS», mais aussi stigmatisés comme «FOUS». Cette réticence est d’autant plus palpable avec ces patients «traumatisés de la vie», ayant accumulé autant de kilos que de deuils et de sévices, méfiants face aux soins somatiques et d’autant plus aux approches psychiques. Afin de faciliter l’approche psychologique, la consultation psychiatrique et/ou l’évaluation psychologique est devenue un passage obligé avant une opération de type bypass et revêt un doux mélange entre rituel de passage, jugement sur la santé mentale et pose l’indication ou pas pour l’opération.9
Bien souvent, le seul tort de nos patients est d’utiliser la nourriture comme réconfort, refuge ou substitut dans un instinct de préservation. Cette carapace, aussi utilisée pour s’isoler dans un repli de protection, se révèle alors débordante de sens et demeure nécessaire à leur survie psychique. A titre d’exemple, une jeune femme avec un lourd passé d’abus explique clairement la fonction de sa prise de poids : se mettre à distance de son agresseur et de ne plus être atteinte par les hommes, tous vécus comme menaçants. Dans cette situation, une intervention telle que le bypass exposerait le psychisme du patient, après sa perte de poids, à des angoisses imprévisibles, contenues auparavant par une enveloppe protectrice. Alors que les patients luttent par tous les moyens contre leur apparence scandaleuse aux yeux des autres, questionner le sens du symptôme, le poids, peut s’avérer stressant et on peut ainsi comprendre leurs stratégies d’évitement devant les problématiques psychologiques. L’empressement du «tout, tout de suite» des patients obèses nous pousse donc parfois à agir au lieu de questionner.10 Nombre de patients sont par ailleurs suivis dans le service d’obésité pour une prise en charge secondaire au bypass, la plupart du temps effectué sans préparation ni investigations psychiques préalables. Les conséquences sont alors parfois dramatiques, avec des décompensations psychiques postopératoires ou la chute dans une restriction alimentaire totale, aux allures d’anorexie.11 Ces prises en charge tardives sont plus complexes à gérer car exemptes du lien thérapeutique créé lors de la prise en charge préopératoire. Dans ces situations, toute l’équipe interdisciplinaire est alors sollicitée afin de créer un lien avec ces patients qui gardent la sensation d’avoir été trahis par le monde médical qui a promis un «projet merveilleux» : certains patients sont ainsi suivis depuis plus de vingt ans et n’envisagent que difficilement une rupture du lien thérapeutique avec le service, devenu lieu de sécurité et de soutien à la fois somatique et psychique, parfois même une famille de substitution bienveillante jamais expérimentée auparavant.
Dans une tout autre mesure, certaines prises en charge se révèlent gratifiantes et constructives. Par exemple, un jeune patient qui consulte pour la première fois dans le cadre de l’obésité parvient, grâce à une prise en charge psychopharmacologique et psychothérapeutique, à soulager un trouble anxieux dont l’échappatoire se situait dans le sucre et ses dérivés. La perte de poids semble alors bénéfique. L’orientation du soin ne consiste plus en un questionnement alimentaire mais s’oriente vers la compréhension de son fonctionnement psychique. D’autres patients, bien que déterminés dans leur choix de bypass, souvent documentés par leurs soins grâce aux informations recueillies sur internet, arrivent à changer d’opinion et se décident pour une prise en charge psychothérapeutique qui permet souvent une atténuation du trouble alimentaire ou psychique. Cette approche reste la meilleure garante d’une stabilisation du poids et donc d’une réussite de l’intervention chirurgicale sur le long terme, si telle en est l’issue. Ces exemples renforcent notre conviction qu’une prise en charge précoce dans un centre spécialisé est la meilleure alternative à une évolution favorable (figure 3). Selon diverses études menées sur l’évolution des bypass, il semble que le suivi de ces patients doit être effectué de manière définitive. Le concept de l’interdisciplinarité doit donc s’étendre de l’endocrinologie à la chirurgie, en passant par la diététique et la psychologie afin d’optimiser cette prise en charge complexe.
Etre «GROS» n’engendre pas seulement un surplus de poids et diverses comorbidités somatiques mais altère aussi sa relation au monde et aux autres. On ignore encore trop souvent la souffrance des personnes obèses. Une patiente confie à titre d’exemple son angoisse des transports publics où une seule place ne lui suffit plus et qui, malgré un «poids épuisant», préfère rester debout. Trouver un travail est également compliqué, nombre de professionnels exigeant un physique attirant, d’autres contre-argumentant le dynamisme du poste incompatible avec un poids trop important. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, il reste important de poursuivre la prise en charge de nos patients dans une attitude bienveillante, exempte de préjugés, afin de soulager une souffrance dans un monde qui leur est hostile. L’autre impératif est de démystifier le bypass comme étant la solution ultime face à l’obésité. Cette intervention reste nécessaire, mais elle ne peut être envisagée sans une préparation consciencieuse et spécialisée. Dans le cas contraire, le risque de perpétuer une sorte de maltraitance envers les obèses, même par les dispositifs de soins, devient une triste réalité.
> L’obésité, lorsqu’elle est associée à un trouble du comportement alimentaire, comme c’est le cas la plupart du temps, montre une prévalence importante de troubles psychiques qui doivent être investigués et traités par des spécialistes
> Malgré l’empressement des patients obèses face à leur projet de bypass, la prise en charge du trouble alimentaire et/ou psychique est un garant indispensable à une évolution favorable du poids sur le long terme
> Questionner le symptôme, le poids, reste fondamental mais doit être effectué avec bienveillance et sans préjugés afin d’éviter les résistances légitimes des patients, sans cesse stigmatisés socialement
> La prise en charge précoce et/ou préopératoire des patients obèses est fondamentale afin d’éviter les complications somatiques et psychiques ultérieures qui entravent les suivis pluridisciplinaires