Il est des sujets majeurs de santé publique nettement plus difficiles à aborder que d’autres. Personne ne conteste plus, aujourd’hui, la nocivité majeure de la consommation de tabac ni son caractère puissamment addictogène. Les choses sont plus complexes avec le cannabis, substance aux effets psychotropes également massivement consommée mais qui a longtemps été entourée d’un halo de «drogue douce». Elle a aussi fait longtemps (et fait encore), en Occident, l’objet de campagnes visant à obtenir soit la dépénalisation, soit la légalisation de sa consommation. Des campagnes souvent soutenues par plusieurs familles politiques généralement situées à gauche.
Après sa promotion bon enfant, il y a un demi-siècle, par les courants new age, le cannabis a souvent été (est encore) le symbole d’un nouvel hédonisme, un hédonisme soft. Avec lui, la palette des psychotropes possibles s’élargirait sans que la santé publique en soit menacée. Puis vint une autre série d’arguments puissants, développés par une droite ultra-libérale : mieux valait commercialiser (et taxer) le cannabis plutôt que laisser fructifier des réseaux commerciaux clandestins, une économie souterraine, source de violence et de trafics en tout genre ; réseaux que l’on ne parvient ni à contrôler ni à détruire en dépit d’énergies policières et de budgets publics considérables. Ce sont là des arguments développés à échéance régulière par l’hebdomadaire anglais The Economist et qui commencent à avoir l’oreille de personnalités de gauche. Des arguments qui viennent d’être traduits dans les faits en Uruguay.
Reste la réalité de l’impact de la consommation du cannabis sur l’organisme humain. Equation assez complexe. Plusieurs études ont montré que le Δ-9-THC, principal principe actif du cannabis, entraînait des troubles de l’attention, de la mémoire et des fonctions exécutives. Mais il apparaît aussi que ces troubles sont liés à la dose, à la fréquence, à la durée d’exposition et à l’âge de la première consommation. Ils peuvent disparaître après un sevrage, mais des anomalies durables s’observent chez les personnes ayant débuté leur consommation avant l’âge de quinze ans. La bibliographie spécialisée établit que la fréquence de la dépendance au cannabis (essentiellement caractérisée) par le craving, la perte de contrôle et des retentissements importants sur la vie familiale, professionnelle et sociale est d’environ 1% en population générale sur la vie entière. Ce qui est loin d’être négligeable.
Un point documenté vient d’être établi en France par un groupe de spécialistes 1 dirigé par le Dr Alain Dervaux, Service d’addictologie «Moreau de Tours», Centre hospitalier Ste-Anne, Paris). Ces spécialistes faisaient partie du groupe d’experts qui a réalisé, il y a peu, à la demande des autorités sanitaires, un rapport pour établir l’état des connaissances sur les conduites addictives chez les adolescents.2 Ils précisent les liens pouvant exister entre consommation de cannabis et risque de présenter ultérieurement des troubles psychotiques. Le risque, dose-dépendant, apparaît aujourd’hui plus élevé lorsque la consommation de cannabis a débuté avant l’âge de quinze ans ainsi que chez les sujets ayant des antécédents familiaux de troubles psychotiques. «La toxicité cérébrale du cannabis est liée à l’interaction du Δ-9-THC sur les récepteurs cannabinoïdes cérébraux CB1, résume le Dr Dervaux. La consommation de cannabis pouvait interférer avec le système endocannabinoïde cérébral lors de la maturation du cerveau à l’adolescence.»
… la consommation du cannabis entraînait des troubles de l’attention, de la mémoire et des fonctions exécutives …
Chez l’homme, de nombreuses études cas-témoins montrent que la consommation chronique de cannabis (au moins une fois par semaine sur une période minimale de trois ans) est significativement associée à des troubles cognitifs, avec en particulier des troubles de l’attention, de la mémoire de travail, de la mémoire prospective et de la mémoire épisodique avec des altérations de l’encodage, du stockage et du rappel des informations ainsi qu’à des troubles du traitement de l’information nécessaire aux prises de décision. «Ces troubles sont liés à la dose, à la fréquence de la consommation, à la durée d’exposition et à la précocité de la première consommation, avant l’âge de quinze ans, résument les auteurs français. Ils sont aussi liés aux taux les plus élevés de Δ-9-THC, alors que le cannabis contenant des taux élevés de cannabidiol (autre substance cannabinoïde psychoactive contenue dans le cannabis) limiterait les effets délétères du Δ-9-THC.»
Dans les études cas-témoins, la consommation régulière de cannabis est aussi associée à des troubles des fonctions exécutives (planification, capacités adaptatives, capacités d’établir des priorités, flexibilité mentale, résolution de problèmes, capacités créatrices). Les cannabinoïdes interfèrent également avec l’estimation du temps, indispensable dans l’adaptation à l’environnement. «Les troubles des fonctions exécutives peuvent entraîner une gêne dans les activités quotidiennes, ajoutent les auteurs. La consommation régulière de cannabis induit notamment des altérations des performances psychomotrices. Ces troubles ont été mis en évidence dans des populations de sujets non consommateurs d’autres drogues, sans troubles psychiatriques associés, ce qui limite les biais.»
Des éléments importants sont fournis, sur le long terme, par l’étude de cohorte longitudinale néo-zélandaise Dunedin Multidisciplinary Health and Development Study (Dunedin Study) qui a évalué le devenir des 1037 sujets, nés en 1972.3 Elle a confirmé que les consommateurs de cannabis présentaient plus de troubles cognitifs que les sujets abstinents. Et que les sujets dépendants au cannabis qui avaient débuté leur consommation avant l’âge de dix-huit ans présentaient en moyenne une baisse de huit points au QI par rapport aux sujets qui avaient commencé leur consommation après. Ces anomalies étaient indépendantes du niveau scolaire et de la consommation d’alcool ou d’autres drogues. En outre, les consommateurs qui ont consommé du cannabis avant l’âge de dix-huit ans, ne récupèrent pas complètement leurs fonctions cognitives après avoir arrêté leur consommation depuis au moins un an.
Les études d’imagerie cérébrale retrouvent (par rapport aux sujets témoins) une diminution dose-dépendante de la densité de la substance grise au niveau de l’hippocampe, des régions para-hippocampiques et de l’amygdale par rapport aux sujets témoins. Ces anomalies sont d’autant plus marquées que l’âge de début de la consommation de cannabis était précoce et les quantités fumées importantes.
On ajoutera que les troubles cognitifs ont un impact sur l’apprentissage et favorisent les difficultés scolaires chez les adolescents, en particulier chez ceux qui sont déjà en situation d’échec. «Deux revues de la littérature et une méta-analyse de treize études ont conclu que les troubles attentionnels et ceux de la mémoire de travail chez les adultes, consommateurs réguliers de cannabis, avaient tendance à disparaître dans le mois suivant l’arrêt de la consommation, soulignent les auteurs français. Néanmoins, certaines études ont rapporté la persistance d’altérations des mémoires sémantique et procédurale ainsi que des troubles subtils de planification et de prise de décision. Chez les adolescents, les troubles de l’attention, de la mémoire verbale et de la planification pourraient persister plus longtemps, quatre à six semaines après le sevrage. En pratique, il faut souligner que les consommateurs ayant arrêté leur consommation ont de meilleures performances de la mémoire immédiate que ceux qui continuent.»
(A suivre)