Poursuivons l’analyse actualisée de la question de la dangerosité collective de la consommation de cannabis (Rev Med Suisse 2014;10:770-771). Une question qui vient de soulever une nouvelle controverse en France et qui demeure ouverte en Suisse (voir ci-dessous). Pour le cannabis comme pour l’ensemble des substances addictogènes, la passion qui anime les débats masque souvent la réalité physiologique, toxicologique et pharmacocinétique. C’est cet aspect qui était traité dans le détail, il y a quelques jours (à Paris, devant l’Académie nationale de médecine) par le Pr Jean-Pierre Goullée (Laboratoire de toxicologie, Faculté de médecine et de pharmacie de Rouen).
S’intéresser au cannabis, c’est immanquablement se pencher sur le delta-9-tétrahydrocannabinol, ce THC psychoactif dont le mode de consommation le plus fréquent est l’inhalation. C’est aussi redire que les teneurs moyennes en THC dans la résine cannabique ont été multipliées par quatre au cours des vingt dernières années, passant de 4 à 16% ; un phénomène qui influe sur la pharmaco-cinétique, la pharmacologie et la toxicologie de cette drogue.
En 2012, la pureté moyenne de la résine de cannabis, saisie en France, confirme ce phénomène d’enrichissement. Pour le Pr Goullée, il faut voir ici la résultante d’un nouveau mode d’obtention du THC ; ce mode fait appel à l’autoculture de type «sinsemilia» ou «amnesia» ou «hase», c’est-à-dire dans des conditions optimales de lumière, de température et d’hygrométrie, avec des graines sélectionnées, achetées le plus souvent sur internet.
Cette méthode permet de cultiver du cannabis «à domicile» et d’obtenir des teneurs en THC beaucoup plus élevées, pouvant dépasser 20 et même 35%.1 D’autre part, depuis 2008, un nouveau groupe de substances actives apparaît de plus en plus sur les marchés. Il s’agit des cannabinoïdes de synthèse ou «spices», actifs sur les mêmes récepteurs que le cannabis et beaucoup plus puissants que le THC d’origine végétale.
«Par inhalation, la biodisponibilité du THC est en moyenne de 25%. Après une cigarette contenant 3,55 % de THC, le pic plasmatique obtenu environ dix minutes après l’inhalation est voisin de 160 ng/ml, précise encore le Pr Goullée. La décroissance sanguine du THC est très rapide, de type multiphasique, contemporaine d’une augmentation de la concentration tissulaire. C’est elle qui est responsable des effets pharmacologiques. Le THC subit ensuite une séquestration intense dans les graisses corporelles, principal site de stock-age.»
Cette pharmacocinétique particulière a une conséquence pratique majeure : elle explique l’absence de lien étroit entre la concentration sanguine en principe actif et les effets engendrés, contrairement à ce que l’on observe pour l’éthanol. Le THC donne naissance à deux principaux métabolites, le11-OH-THC (seul métabolite actif) et le THC-COOH dont l’élimination dans les selles et dans les urines se prolonge plusieurs semaines. Il faut ici tenir compte des éléments plaidant en faveur d’une «séquestration cérébrale des cannabinoïdes» : l’analyse du cerveau humain de sujets décédés dans un accident de la circulation routière montre que celui-ci peut encore contenir des quantités importantes de THC, et ce alors qu’il a complètement disparu du sang. Ceci permet d’expliquer pourquoi cette drogue a des effets retardés comparés à ceux de l’alcool.
«De ce fait, l’analyse urinaire du THC-COOH constitue l’examen de choix pour confirmer l’abstinence d’un individu, souligne ce spécialiste de toxicologie. Tout résultat positif pourra être complété par un dosage sanguin du THC, à la recherche d’une exposition récente. Le cannabis est la drogue illicite la plus fréquemment rencontrée chez les conducteurs. Les études dans le cadre de la sécurité routière montrent que l’usage récent de cette drogue multiplie au moins par deux le risque d’être responsable d’un accident. La consommation simultanée d’alcool multiplie ce risque par un facteur quatorze.»
Que sait le toxicologue de cette nouvelle classe apparue sur le marché des drogues, celle des cannabinoïdes de synthèse ? Ils agissent sur les mêmes récepteurs CB1 que le THC, avec une plus grande affinité que ce dernier. Leur pharmacocinétique et leur pharmacologie sont différentes de celles du THC, car ils sont métabolisés en nombreux dérivés, souvent plus actifs que le THC. Le toxicologue sait aussi que ces cannabinoïdes de synthèse ont initialement été développés par l’industrie pharmaceutique à des fins de recherche médicale pour mettre au point des médicaments actifs sur les récepteurs des cannabinoïdes, dotés d’activités analgésique et anti-inflammatoire, mais dépourvus d’effets psychoactifs. Aujourd’hui, synthétisés par des laboratoires clandestins, ils sont massivement détournés de cet usage à des fins récréatives. D’apparition très récente sur le marché illicite, fin 2008 pour le premier d’entre eux, le JWH-018 proposé comme «spice» dans un mélange à fumer.
Les cannabinoïdes de synthèse constituent le groupe le plus important au sein des «nouvelles drogues». Ces produits sont vendus sur internet, sous des noms très fantaisistes, comme «encens destiné à être brûlé» ou «pot-pourri». Affichés «impropre à la consommation humaine», pour «usage aromatique seulement», ils sont incorporés dans des végétaux ou dans des mélanges végétaux dont la composition est très variable, mais rarement précisée. Les végétaux choisis exercent eux-mêmes parfois des effets pharmacologiques, par exemple de type «cannabis like». Au final, ils sont introduits dans une pipe ou mélangés dans le tabac d’une cigarette.
En quatre ans, de fin 2008 à fin 2012, soixante-quatorze cannabinoïdes de synthèse sont apparus sur le marché des drogues.2 «En plus de la recherche d’effets «cannabis like» renforcés, leur immense succès s’explique par le fait que les techniques analytiques utilisées pour dépister leur usage sont inopérantes, ce qui permet leur consommation dans les situations où la prise de drogue est sanctionnée, mais aussi par des catégories professionnelles qui font l’objet de dépistages réguliers»souligne le Pr Goullée.
Ces données de pharmacocinétique et de pharmacologie ont largement contribué au changement de regard sur le cannabis. Plutôt que «drogue douce», le Pr Goullée souhaiterait que l’on parle de «drogue à cinétique lente». Il ajoute que les cannabinoïdes de synthèse (dont la puissance des effets, à la différence du cannabis, est prouvée par des cas d’intoxications aiguës pouvant être mortelles après une prise unique) devraient selon lui faire l’objet d’un meilleur encadrement réglementaire et d’une alerte toute particulière de la part des autorités sanitaires.
(A suivre)
PS : A la suite de cette publication (Rev Med Suisse 2014;10:770-771) nous avons reçu le courrier suivant signé de Jean-Félix Savary, secrétaire général du Groupement romand d’études des addictions (www.grea.ch) :
«Nous avons lu avec intérêt votre article sur le cannabis dans la Revue Médicale Suisse du 2 avril. S’il apporte de nombreuses précisions utiles à vos lecteurs, nous regrettons que la question du statut légal du produit soit réduite à une coalition hétéroclite entre «new-age» et néolibéralisme. Cela occulte malheureusement la santé publique, qui est la vraie raison pour laquelle les associations médicales militent pour des solutions de réglementation du marché. Comme vous le savez, les associations spécialisées dans l’addiction sont toutes en faveur de l’ouverture de ce débat, en raison précisément des problèmes constatés. Il nous semble donc curieux que ce point de vue n’apparaisse pas dans un article destiné au personnel de santé, alors même que la question se retrouve à nouveau débattue dans la société. Nous connaissons la difficulté de ce débat, que vous signalez d’ailleurs en introduction. Il y a de nombreuses manières de regarder cette question et chacun est libre de son jugement. Par contre, dans le cadre d’un débat ouvert, il nous paraît important de donner toutes les informations nécessaires à votre lectorat. En l’occurrence, les arguments de santé publique développés par les milieux spécialisés (notamment médicaux) ne devraient pas être omis, sous peine de présenter un point de vue biaisé.»