La dangerosité, concept incertain au carrefour du droit, de la clinique et de la politique, alimente bien des débats de société.1 Au XIXe siècle, Lombroso pensait pouvoir repérer les «criminels nés» sur la base de certaines caractéristiques physiques des délinquants. Dès les années 1920, les psychiatres américains ont tenté d’isoler des facteurs permettant de prédire la dangerosité de criminels atteints de troubles mentaux, sur la base d’analyses statistiques actuarielles, inspirées du modèle assécurologique de prévision des risques. Toutefois, dans les années 1960, on s’est rendu compte que les spécialistes avaient tendance à surévaluer la dangerosité avec pour conséquence des «faux positifs» et des maintiens injustifiés en détention.1 Dans un article de revue de la littérature datant du début des années 1970, Rubin soulignait à quel point ces démarches prédictives manquaient de bases scientifiques.2 D’après les données à disposition, les déterminants sociaux et économiques paraissaient centraux dans la survenue de passages à l’acte graves. Clairement, la capacité des psychiatres à prédire la dangerosité d’un sujet donné s’avérait mauvaise. Ce résultat contrastait avec l’opinion du grand public, majoritairement convaincu de l’exactitude des évaluations pratiquées par les professionnels de la santé mentale.
Où en sommes-nous 40 ans plus tard ? Les connaissances médicales acquises ces dernières années montrent que la maladie psychique, en général, n’augmente pas le risque de comportement violent.3 Certaines pathologies spécifiques, notamment les troubles graves de la personnalité et la dépendance à l’alcool, favorisent pourtant les passages à l’acte hétéro-agressifs. Il en va de même des troubles délirants fortement enkystés, de certaines déviations sexuelles et des états maniaques. L’association entre schizophrénie et toxicodépendance est à surveiller tout particulièrement, avec un risque de passage à l’acte violent multiplié par vingt comparé à la population générale.4 Les abus de substances jouent un rôle prépondérant relatif au trouble mental proprement dit. Ils constituent un déterminant majeur de violence, même en l’absence de trouble mental concomitant. Chez les patients psychotiques, la non-adhésion au traitement médicamenteux est aussi un facteur prédictif important.5
Si la dangerosité des personnes souffrant de troubles psychiques n’est que faiblement augmentée par rapport à la population générale, plusieurs travaux ont démontré en revanche que les patients psychiatriques sont ressentis comme franchement dangereux par la communauté. Cette crainte excessive est attribuable en partie à la stigmatisation de la maladie mentale.6 Il n’est pas inutile de rappeler à cette occasion que les patients psychiatriques graves sont bien plus souvent victimes qu’auteurs de violences.7 La perception de la dangerosité d’une personne est fortement dépendante du contexte et est empreinte de subjectivité. S’agissant d’un malade psychiatrique, l’acte ressenti comme dangereux est un acte de violence caractérisé par sa gravité, sa soudaineté, son imprévisibilité, ses répercussions sur l’entourage et son risque de répétition.8 Le vécu de dangerosité est renforcé par les drames qui secouent périodiquement l’opinion publique, en Suisse comme à l’étranger. Ces événements entraînent une défiance de la population vis-à-vis des psychiatres, qu’ils soient experts ou thérapeutes.8
Rappelons quelques définitions indispensables pour aborder le concept de dangerosité.9 Le danger caractérise ce qui constitue une menace au sens large. Le danger est source potentielle d’un dommage pour l’homme, ses biens et son environnement. Le terme de dangerosité est d’un usage plus récent mais désormais extrêmement répandu dans les médias et le discours politique autour de la sécurité. La dangerosité représente le caractère dangereux de quelque chose ou de quelqu’un, elle est donc liée à la probabilité de passage à l’acte délictueux ou criminel lorsqu’il s’agit de personnes. Le risque est rattaché à une situation plutôt qu’à un individu. C’est la possibilité de survenue d’un fait considéré comme non désirable. La notion de risque combine deux éléments distincts : les conséquences d’un événement et sa probabilité d’occurrence. L’action visant à diminuer la probabilité de survenue d’un dommage est du registre de la sécurité ou de la sécurisation.9
L’évaluation clinique non structurée de la dangerosité a montré ses limites et ses résultats sur le plan prédictif sont médiocres, même si le clinicien est expérimenté. La fiabilité interjuges est faible. A partir des années 1990, des études ont permis d’affiner les facteurs prédictifs. Sur la base des résultats de ces travaux, des instruments structurés d’évaluation du risque, ou échelles actuarielles, ont été mis au point.10 Ces instruments fournissent une estimation probabiliste sur un laps de temps donné. La plupart sont conçus pour permettre de catégoriser le niveau de risque en faible, moyen ou élevé. Ces instruments sont meilleurs que l’évaluation clinique non structurée, mais ils présentent aussi des limites et des inconvénients. Premièrement, si le résultat de l’évaluation a bien une valeur statistique, il reste faiblement prédictif pour un individu donné. En d’autres termes, nous sommes face à un phénomène statistiquement prédictible mais imprévisible dans sa singularité.11 Ceci implique qu’il est illusoire et même délétère de prendre des décisions de justice sur la seule base d’un score obtenu par l’intéressé. Deuxièmement, ces instruments comportent des facteurs statiques, comme l’âge au moment du premier délit, et des facteurs dynamiques, comme les fantasmes de violence ou les symptômes psychiatriques actuels. Plus on considère de facteurs statiques, moins on aura de changements possibles dans le temps. Une éventuelle évolution consécutive à la prise en charge sera plus difficile à mettre en évidence. Il existe en tout environ 150 instruments d’évaluation du risque et leur utilisation gagne du terrain, y compris dans les pays émergents. La plupart de ces instruments nécessitent une formation spécifique pour être utilisés à bon escient. Dans une récente méta-analyse des données à disposition, Fazel et coll. concluent que leur validité est variable et que, globalement, ces outils ne sont pas suffisamment fiables pour servir de base décisionnelle lorsqu’il s’agit de probation, de remise en liberté, ou d’une modification importante du régime de détention d’un condamné. Ils notent que la valeur prédictive positive (Positive Predictive Value, PPV) est médiocre. Statistiquement, cela s’explique en grande partie par la faible fréquence des événements graves (meurtres, violences graves) visés par l’évaluation. En revanche, ces instruments identifient de manière satisfaisante les individus à bas risque de passage à l’acte.12
Il est certain que la prise en charge de la dangerosité ne peut relever de la psychiatrie seule. Aspects socio-économiques, criminologiques et psychologiques sont complémentaires et tout aussi importants. Les facteurs principaux intervenant dans l’évaluation de la dangerosité sont résumés dans le tableau 1.
La dangerosité est un concept légal lorsqu’elle est appréciée par les autorités judiciaires ou les criminologues. Il s’agit alors du risque de commettre une infraction ou une récidive, telle que définie selon le code pénal.
Le point de vue porté sur la dangerosité par le psychiatre diffère selon qu’il est en position de thérapeute ou d’expert. Le thérapeute est amené à gérer la dangerosité à court terme (minutes, heures, jours). Il doit aussi faire la différence entre un risque imminent de violence et la persistance d’un état psychopathologique. Son rôle est également d’anticiper une crise ou une décompensation. S’agissant d’une relation de soins, l’établissement d’une relation de confiance est indispensable. L’expert, quant à lui, est amené à émettre un pronostic sur la dangerosité à plus long terme. Il doit s’entourer de tous les renseignements utiles pour répondre aux questions qui lui sont posées par la justice. Ces questions ont trait à la responsabilité de l’expertisé au moment du passage à l’acte, à l’éventuelle persistance de sa dangerosité et aux possibilités de réduire celle-ci par un traitement approprié. Le thérapeute se situe dans la gestion du risque, c’est le champ du risk management des auteurs anglo-saxons et de la littérature internationale, tandis que le domaine de l’expertise correspond au risk assessment.13
Le Code pénal suisse (CPS) définit un système dualiste de peines et de mesures. Les mesures pénales sont des dispositions particulières, héritées de la défense sociale et privilégiant le redressement du délinquant pour ce qu’il est, en tant que potentialité criminelle, mais non directement en raison des actes qu’il a commis.14 Les mesures sont notamment justifiées lorsque l’auteur d’un crime ou d’un délit a été jugé totalement ou partiellement irresponsable (art. 19 al. 2 et 3 CPS) en raison d’un trouble mental au sens large (c’est-à-dire comprenant également les troubles de la personnalité). Les mesures thérapeutiques institutionnelles (MTI) peuvent être exécutées en milieu ouvert ou fermé. Le juge ordonne une MTI en milieu fermé quand une telle restriction des droits de l’individu s’impose au regard du risque de fuite ou de récidive et dans l’intérêt prépondérant de la sécurité de la collectivité. Cela étant précisé, le but même d’une MTI est de diminuer sensiblement, au mieux d’éradiquer, le risque de récidive en soignant de manière appropriée l’individu concerné. Les aspects thérapeutiques de la prise en charge sont donc essentiels. Il existe trois types de mesures institutionnelles, l’une destinée au traitement des troubles mentaux d’une certaine gravité (59 CPS), l’autre au traitement spécifique des addictions (60 CPS) et enfin la mesure applicable aux jeunes adultes (61 CPS). Dans tous les cas, la mesure doit être adéquate, proportionnelle et applicable (art. 56 CPS). C’est notamment pourquoi le CPS prévoit des critères de durée. Ainsi, la mesure 59 CPS est prévue pour une durée initiale de cinq ans, mais peut être renouvelée tous les cinq ans (art. 59 al. 4 CPS). L’article 64 (mesure d’internement) vise avant tout la protection de la société en cas d’infraction grave avec violence et de non-accessibilité de l’intéressé à un traitement.
Concrètement, l’exécution des mesures devrait s’effectuer dans des établissements psychiatriques appropriés, fermés ou ouverts en fonction du prononcé. A Genève, l’établissement Curabilis va permettre l’exécution des mesures en milieu fermé. Deux unités situées à l’hôpital psychiatrique de Belle-Idée et destinées à l’exécution des mesures en milieu ouvert (art. 59 al. 2 CPS) sont en fonction.
Les patients soumis à des MTI et hospitalisés dans des unités ouvertes du Service de psychiatrie générale ont tendance à effectuer des séjours particulièrement longs. Si d’autres patients du service peuvent également effectuer des séjours de longue durée, leur profil est sensiblement différent. Il s’agit, dans ce dernier cas, souvent de personnes présentant des troubles sévères du registre psychotique et un déficit de fonctionnement chronique difficile à traiter. Socialement, ils sont couramment à l’assurance invalidité et peu capables de se gérer seuls dans la vie quotidienne, bénéficiant alors d’une curatelle de portée générale.
Les patients sous mesure pénale ont généralement un fonctionnement social supérieur, les pathologies avec des symptômes psychotiques importants étant moins fréquentes. Ils souffrent par contre plus souvent de troubles de la personnalité, tels les troubles de la personnalité émotionnellement labile, dyssociale ou paranoïaque, avec des répercussions importantes sur les relations sociales.
Une unité du Service de psychiatrie générale, Les Lilas, a acquis une expérience en se spécialisant dans la réhabilitation de patients avec troubles psychiatriques importants, et pour lesquels de nombreux facteurs sont à considérer lors de l’organisation de leur sortie du milieu hospitalier, afin de favoriser une stabilité psychique dans la communauté.
Avec la croissance régulière du nombre de patients sous mesure pénale répartis dans les unités du Service de psychiatrie (une trentaine actuellement), s’est posée la question de leur prise en charge, en particulier du lieu de soins. Les parcours chaotiques de ces patients sur les plans médical et social nous ont confortés dans notre choix d’une approche globale s’apparentant à une réinsertion ou une réhabilitation, telle que celle retenue pour les patients des Lilas.
La dangerosité potentielle d’un patient associée à une pathologie psychiatrique, habituellement mise en avant lors d’une expertise psychiatrique sous la forme d’une responsabilité restreinte et validée par un juge ou un procureur quand il ordonne une mesure thérapeutique institutionnelle, ne se limite pas à la seule période ou au seul cadre restreints dans lesquels les actes délictueux ont été commis.
Les éléments dynamiques à même de répondre à une approche thérapeutique, tels les facteurs sociaux, mais aussi la consommation de toxiques ou la qualité de l’adhésion au traitement sont prépondérants quant à la dangerosité. Le patient doit être considéré dans sa globalité. Nous devons certes tenir compte des éléments cliniques psychiatriques, mais aussi de son parcours de vie et de ses ressources, et adapter la prise en charge en fonction de ces éléments.
Dans la mesure où la dangerosité ne pourra jamais être nulle, l’objectif est de travailler sur les facteurs permettant de la réduire. Il appartient aux soignants et aux autorités pénales de fixer les critères correspondants, pour autant qu’ils soient propices à une prise en charge hospitalière et évaluables avant la sortie.
Une première unité pilote, Le Seran, a accueilli sept patients sous mesure thérapeutique dès 2009. L’accent a été mis sur une approche de type réhabilitation, favorisant au mieux la réintégration du patient dans la communauté, malgré des déficits parfois difficiles à combler. Des patients médicalement stables provenant d’autres unités ont pu intégrer le programme.
Avec le recul, l’évolution des patients a été un succès. Même si tous n’ont pas encore pu quitter le milieu hospitalier, la forte majorité a pu intégrer une activité professionnelle en milieu protégé adaptée à leur symptomatologie clinique. L’amélioration du fonctionnement social, de l’insight, l’acceptation d’un traitement et l’absence de survenue d’un événement grave impliquent une réponse favorable à la prise en charge. Les hospitalisations étant motivées en grande partie suite à des actes délictueux, une attention particulière a été apportée à l’organisation des soins, aux protocoles en cas de transgression des règles, et aux liens avec les autorités pénales. Le sens des soins proposés à ces patients a été réfléchi afin de se centrer davantage sur les facteurs pouvant limiter la dangerosité que sur la symptomatologie psychiatrique seule.
Une deuxième unité spécialisée dans la prise en charge de tels patients a vu le jour dès début 2013. L’unité des Lilas et son équipe, fortes de leur expérience de réhabilitation de patients considérés comme difficiles et au long séjour, ont été choisies. Aucun tri des patients admis n’a été effectué, la majorité d’entre eux y étant directement adressés depuis un site de détention fermé par le Service de l’application des peines et mesures (SAPEM) ou le Service de probation et d’insertion (SPI), et plus rarement suite à un transfert depuis une autre unité hospitalière. Le défi était plus important encore en raison de la transition subite d’un milieu fermé aux règles strictes à un milieu ouvert, après quelques mois ou quelques années de détention.
Une certaine appréhension des soignants était au départ bien présente : est-ce bien raisonnable d’hospitaliser dans une même unité des patients ayant commis des délits et avec une forte prévalence de troubles de la personnalité ? N’est-il pas stigmatisant de créer des unités de patients du registre pénitentiaire au sein d’un hôpital général ?
Le fonctionnement général des unités Lilas et Seran reste proche des unités voisines de la psychiatrie hospitalière, dans le sens d’une prise en charge multidisciplinaire avec suivi individuel et/ou groupal. Le personnel, la logistique ou le service de sécurité sont identiques, la différence résidant dans le développement d’une spécificité de l’offre de soins et d’un développement des compétences ciblées sur cette problématique. La mission de ces unités est entre autres celle de la réinsertion permettant de diminuer ce risque. La notion de réinsertion a ici la particularité de préparer les anciens détenus à une sortie après parfois des années d’incarcération. Il s’agit de retrouver des repères et une autonomie dont l’altération est différente de celle observée par exemple chez des patients souffrant de psychose sévère avec symptômes dits négatifs.
Spécifiquement, la prise en charge est ciblée sur les éléments à caractère dynamique ayant une influence re-connue sur la dangerosité d’un patient. D’une manière non exhaustive citons les abus de substances y inclus l’alcool, l’impulsivité et la prise de risque inconsidérée, la non-adhésion au traitement et au suivi, ou l’environnement socio-affectif défavorable. L’accompagnement vers une prise de conscience de la maladie a également une grande importance. La quasi-totalité des patients admis dans ces unités pouvant bénéficier d’une prise en charge ciblée sur au moins l’un ou l’autre de ces éléments, il nous a été possible de créer des groupes adaptés, ce qui n’aurait pas été le cas avec une population mixte. A titre d’exemple, un groupe centré sur la justice permet aux intervenants externes tels le SAPEM d’expliciter aux patients leurs rôle et attentes, tout en donnant un sens à la mesure hospitalière.
Au niveau du développement des compétences, les soignants de toutes les filières peuvent bénéficier de formations ad hoc centrées sur la psychiatrie forensique, incluant les mesures de soins et les caractéristiques cliniques des patients pris en charge. Une telle participation, coûteuse en ressources, trouve pleinement sa justification dans le contexte de ces unités.
> L’évaluation de la dangerosité d’un patient est une démarche complexe devant inclure à la fois des éléments anamnestiques, cliniques et sociétaux
> La dangerosité d’un individu ne peut pas être exclue avec certitude. L’utilisation d’échelles structurées permet une appréhension statistique de celle-ci, leur fiabilité étant moindre pour un individu donné
> Il est possible en milieu de soins de travailler sur les éléments dynamiques, susceptibles de changement, impliqués dans la dangerosité. Les éléments statiques ne peuvent pas être modifiés mais contribuent à l’évaluation globale de la dangerosité