Le mouvement de désinstitutionalisation qui marqua la psychiatrie dans les pays industrialisés durant la seconde moitié du XXe siècle devait permettre à de nombreux individus souffrant de troubles psychiques de quitter l’asile pour réintégrer la communauté et y être traités.1 L’emphase était mise sur un meilleur respect des libertés individuelles du patient, une réduction de la contrainte en psychiatrie et une limitation du recours aux hospitalisations involontaires. Cette «quête rhétorique de communauté» décrite par Cohen qui opposait l’institution mauvaise et qui exclut à la communauté bonne, ouverte, bienfaisante et acceptante, devait rapidement faire face à une réalité plus nuancée et des défis inattendus.2 Les soins ambulatoires et le soutien offert dans la communauté ne répondaient pas systématiquement aux besoins des patients sortis de l’institution.3 Les hospitalisations fréquentes d’individus gravement malades et n’ayant pas accès à des soins ambulatoires adaptés devaient conduire au phénomène de «porte tournante».
Les traitements psychiatriques ambulatoires, contraints, civils ou mesures ambulatoires (MA) selon la nomenclature du Code civil suisse ont été développés d’abord aux Etats-Unis, dans les années soixante et septante.4 Leur but était d’offrir des alternatives moins restrictives et économiquement plus avantageuses aux hospitalisations involontaires. Les MA devaient permettre de maintenir les patients dans les soins à la sortie de l’hôpital, d’éviter une péjoration de leur état de santé et de leur situation sociale et, enfin, de limiter le recours aux placements institutionnels (least restrictive measures). Plusieurs Etats ont rapidement adapté leur législation pour autoriser l’utilisation des MA également à titre préventif (preventative measures). On ne cherchait plus à limiter la contrainte, mais à obliger les patients à se traiter pour éviter que leur état mental ne se dégrade et qu’ils présentent alors un danger potentiel pour eux-mêmes ou autrui. Actuellement, les MA sont inscrites dans plus de 70 juridictions à travers le monde.
Dans le cadre d’une MA, le patient peut se voir imposer un traitement médicamenteux, un suivi ou des visites à domicile par des professionnels ou des examens biologiques pour vérifier l’adhérence au traitement médicamenteux ou l’abstinence, en cas de problèmes liés à la consommation de substances. La non-observation des mesures préconisées conduit en général à une réadmission rapide et facilitée à l’hôpital psychiatrique.
Le profil des personnes soumises à une MA est remarquablement similaire d’un pays à l’autre. Ces mesures concernent d’abord des hommes d’âge moyen, célibataires, souffrant d’une schizophrénie, plus rarement d’un trouble bipolaire, souvent associés à des comportements agressifs ou des abus de substances avec des antécédents d’hospitalisations multiples et une faible adhérence aux soins.5
D’une manière générale, la prévalence des MA augmente avec le temps.6 En Nouvelle-Zélande, le nombre de mesures ambulatoires pour 100 000 habitants est passé de 32 à 59 entre 1998 et 2012.6,7 En Ontario, moins de 5 MA pour 100 000 habitants avaient été prononcées en 2003 contre 36 en 2011.8 En Angleterre, la prévalence passait de 74 à 82 mesures ambulatoires pour 100 000 habitants entre 2010 et 2012.9 Alors que l’incidence reste généralement constante, cette augmentation est due à la réticence des magistrats et des soignants à lever la MA lors des réévaluations ou lorsque le patient fait appel. Si l’état de santé du patient n’évolue pas ou peu, le maintien de la mesure se justifie par le fait que les critères ayant conduit à sa mise en œuvre sont toujours présents. A l’inverse, une évolution favorable peut être mise sur le compte de la mesure qui est maintenue pour éviter que les acquis ne se perdent.
Au sein d’un pays où les dispositions légales sont applicables de manière relativement similaire sur l’ensemble du territoire, le recours aux MA peut grandement varier d’une région à l’autre. En 2010, la prévalence annuelle des MA en Australie était de 30 pour 100 000 habitants en Tasmanie et s’élevait à 99 pour 100 000 dans l’Etat de Victoria.10 En Angleterre et au Pays de Galles, alors que la législation et le système de soins sont identiques sur tout le territoire, entre 4 et 44% des patients quittant l’hôpital étaient placés sous MA selon l’établissement dans lequel ils avaient séjourné.9 Ces grandes disparités s’expliquent par le fait que l’enthousiasme des cliniciens à mettre en œuvre ce type de mesures est le principal facteur influençant leur nombre.11 Il est déterminé par le contexte social et politique. A New York par exemple, la mort de Kendra Webdale, précipitée sous le métro par un patient psychiatrique non traité au moment des faits, amena les autorités à introduire la Kendra’s Law régissant les mesures ambulatoires dans l’Etat.12 La disponibilité des services ambulatoires à même de suivre les patients susceptibles d’être placés sous MA et l’absence d’alternative légale à ces dernières vont également favoriser le recours aux mesures ambulatoires. En revanche, une charge administrative importante pour le professionnel qui prononce la mesure, l’engagement de sa responsabilité et la crainte d’une influence négative sur la relation thérapeutique limitent l’utilisation de ces mesures.
Deux revues systématiques portant sur plus de 70 études relatives aux MA ont été publiées.5,13 Les études descriptives qui constituent le noyau de la recherche à ce sujet ont montré que les MA réduisaient le nombre d’hospitalisations et la durée des séjours, amélioraient l’adhésion aux soins, diminuaient les troubles du comportement tels que l’agressivité et les abus de substances et amélioraient l’état clinique et le fonctionnement social des patients qui devaient s’y soumettre. Cependant, de nombreuses faiblesses méthodologiques telles que le design rétrospectif (biais de sélection, choix des observations et taille d’échantillon limitée) et l’absence de groupes contrôles (régression à la moyenne, facteurs confondants) limitent la validité de ces résultats.
Seules deux études randomisées réalisées aux Etats-Unis dans les années nonante avaient été incluses dans ces revues.14,15 Le nombre de réadmissions, l’état clinique et le fonctionnement social étant les principaux critères d’évaluation, l’évolution des patients était similaire qu’ils soient placés ou non sous MA. Ces résultats ont été confirmés par une troisième étude randomisée, menée en Angleterre.16 Ces travaux présentent des limitations. A chaque fois, les patients clairement réfractaires ou potentiellement violents ont été exclus, car placés d’office sous MA. De plus, dans l’étude réalisée en Angleterre, la MA était comparée à un autre régime légal également contraignant pour le patient. Enfin, plusieurs patients ont changé de statut légal durant la période d’observation.
A l’heure actuelle, il n’est pas possible d’établir si les MA sont utiles ou non pour les patients. Les chercheurs continuent à s’intéresser à ce sujet et de nouvelles données émergent régulièrement, telles que la possible réduction de la mortalité liée à des causes somatiques chez les personnes placées sous MA.17
Depuis le 1er janvier 2013 et suite à la révision du droit de la protection de l’adulte et de l’enfant, le Code civil suisse (art. 437) mentionne que le droit cantonal peut prévoir des mesures ambulatoires.18,19 Cette nouvelle législation vise à proposer des mesures de contrainte proportionnelles aux besoins de la personne concernée. Bien qu’il n’existe pas de chiffres précis au niveau national s’agissant du recours à la contrainte dans les soins psychiatriques, la proportion d’hospitalisations non volontaires est estimée entre 20 et 50%, soit largement au-dessus des 3 à 30% rapportés dans les autres pays européens.20 Malgré l’absence de preuves quant à l’efficacité des MA et de données fiables s’agissant de la contrainte en psychiatrie au plan national, chacun des 26 cantons a adopté une législation relative aux MA suite à l’amendement du Code civil.21
Dans le canton de Vaud, l’article 29 de la Loi vaudoise d’application du droit fédéral de la protection de l’adulte et de l’enfant (LVPAE) prévoit que lorsque les conditions requises pour une privation de liberté à des fins d’assistance (PLAFA) existent, mais que les soins peuvent être pratiqués sous forme ambulatoire, une MA peut être décidée.22 Cette base légale ne détaille pas le contenu de celle-ci. Les modalités de mise en œuvre et du contrôle de la mesure sont laissées à l’appréciation du médecin autorisé à la prononcer et désigné par l’Etat (Loi sur la santé publique, art. 58) ou à l’autorité de protection, en l’occurrence la Justice de paix. La loi prévoit que les mesures peuvent être décidées, soit comme alternative à une PLAFA, soit comme mesure postinstitutionnelle lors de la sortie d’une personne placée dans un établissement à des fins d’assistance. Si la personne concernée ne se soumet pas au traitement ambulatoire, le médecin avise l’autorité de protection qui statue sur un placement ou un retour en institution. Pro Mente Sana, une association qui défend les droits des personnes souffrant de troubles psychiques, s’est inquiétée des conditions peu respectueuses des droits du patient, notamment en raison de l’absence d’un cadre détaillé et d’une durée des mesures non limitée, d’une prise en compte insuffisante des besoins du patient et des ressources du réseau de soins et d’un risque de recours à la force ou à la répression administrative, telle que des amendes en cas de non-adhésion au traitement.23
Afin de proposer des MA respectant les droits du patient et répondant à ses besoins et aux attentes du réseau, le Service de la santé publique a constitué un groupe de travail réunissant juristes, psychiatres installés et institutionnels et juges de paix. Les directives du médecin cantonal détaillent les modalités de mise en œuvre des MA dans le canton de Vaud.24
Dans le cadre d’une phase pilote limitée à un an et évaluée sur les plans quantitatif et qualitatif, les MA sont limitées à la psychiatrie adulte (patients âgés de 18 à 65 ans), car cette tranche d’âge comprend la majorité des mesures de contrainte prononcées dans le canton et correspond à la population concernée au niveau international. Afin de limiter les mesures aux situations où les troubles psychiques sont suffisamment sévères pour nécessiter un placement contre le gré du patient, les MA ne sont envisagées que pour des personnes ayant été placées en PLAFA civile ou médicale (mesure postinstitutionnelle), même si la loi autorise de recourir aux MA à titre préventif.
Seul un nombre limité de psychiatres, désignés par le Département de la santé et de l’action sociale ou les juges de paix, peuvent prononcer des MA. Les représentants de la Justice de paix se sont engagés à solliciter au maximum ces psychiatres habilités lorsqu’il s’agit de décider de l’instauration d’une mesure ambulatoire. Les psychiatres habilités n’interviennent que pour décider de la mise en œuvre de la MA, pour sa réévaluation et pour sa levée.
L’instauration d’une MA demande un minimum de collaboration de la part du patient. Il n’existe pas de base légale permettant de contraindre une personne à prendre un médicament contre sa volonté dans un cadre ambulatoire. Le recours à la force, par exemple pour des injections forcées, est formellement proscrit. Le médecin qui désire placer un patient sous MA doit s’assurer qu’il n’existe pas d’alternative en prenant contact avec les équipes de psychiatrie mobiles du secteur pour s’assurer que toutes les ressources du réseau ont été exploitées. Le cas échéant, un formulaire de demande standardisé qui détaille les raisons de la demande, les objectifs de la mesure et les moyens pour y parvenir est adressé au psychiatre habilité. Si les arguments présentés l’ont convaincu, le psychiatre habilité organise une rencontre avec le patient. Ce n’est qu’après cet entretien que la MA peut être prononcée. S’il estime que la mesure n’est pas appropriée, le psychiatre habilité demande des adaptations ou fait des propositions alternatives. En cas de litige entre le demandeur et le psychiatre habilité, le médecin cantonal peut être consulté. Les MA sont annoncées par le psychiatre habilité au Service de la santé publique via un formulaire spécifique et inscrites dans le registre cantonal des mesures de protections qui recense également les PLAFA.
En tout temps, le médecin en charge de l’application d’une MA peut demander sa réévaluation par le psychiatre habilité. En outre, une réévaluation systématique à six et douze mois, puis toutes les années est assurée par ce dernier. Concernant le recours contre une MA, en l’absence de disposition dans la législation cantonale, il a été décidé d’appliquer par analogie l’article 439 du Code civil suisse. La voie de droit ouverte est donc l’appel au juge de paix du for du domicile de la personne concernée (art. 10 et 25, LVPAE). Le recours peut être fait à tout moment durant les six premiers mois, puis une fois lors de chaque renouvellement de la MA. Si la mesure a été prononcée par la Justice de paix, le recours doit être adressé à la Chambre des curatelles, conformément à l’art. 8 de la LVPAE. En cas d’échec de la MA, le médecin chargé de l’appliquer avise la justice de paix qui statue sur la réintégration en institution psychiatrique.
Le désir de proposer des alternatives moins contraignantes aux PLAFA a conduit le législateur suisse à proposer des MA. Bien que leur efficacité n’ait pas été démontrée au niveau international, les MA représentent une alternative aux placements institutionnels qui mérite d’être explorée dans un contexte où le recours à la contrainte institutionnelle est courant.
Au moment de songer à une MA, soignants et magistrats ne doivent pas être aveuglés par des attentes infondées s’agissant des bienfaits de cette nouvelle possibilité thérapeutique. Dans un contexte où l’on vise à limiter le risque au maximum et où l’on cherche à obtenir des résultats rapides, le recours à la contrainte peut s’imposer comme une solution, au détriment de l’élaboration d’un lien de confiance et de la créativité qui requièrent tous deux du temps et de l’audace.
Les MA doivent être envisagées comme un outil permettant de surmonter, en période de crise, certaines barrières à l’engagement dans les soins et favoriser le rétablissement d’individus souffrant de graves troubles psychiques. Pour ce faire, leur mise en œuvre doit tenir compte des ressources du réseau, de la capacité des proches à accueillir et soutenir la personne souffrante et surtout prendre en considération les attentes et besoins du patient.
> Bien que leur efficacité n’ait pas été démontrée au niveau international, les mesures ambulatoires représentent une alternative aux placements institutionnels qui mérite d’être explorée dans un contexte où le recours à la contrainte institutionnelle est courant
> Les professionnels susceptibles de demander et de prononcer des mesures ambulatoires doivent connaître les avantages, les inconvénients et les limites de cette forme de contrainte, puisque leur opinion à ce sujet est le principal facteur déterminant la prévalence des mesures ambulatoires
> La mise en œuvre de mesures ambulatoires doit être strictement encadrée et évaluée pour s’assurer que l’augmentation de la contrainte s’accompagne d’une augmentation du bien-être des personnes concernées