L’implant cochléaire est une neuroprothèse performante (figure 1). Depuis plus de 30 ans, elle permet de réhabiliter les surdités neurosensorielles bilatérales. La plupart des enfants sourds, qui sont implantés dans les premières années de vie, développent un langage normal et poursuivent un parcours scolaire normal. L’implant cochléaire permet aux patients devenus sourds après l’apprentissage du langage de retrouver une communication orale, sans l’aide de la lecture labiale, et le plus souvent l’usage du téléphone.
Malheureusement, l’intervention est grevée d’un risque d’atteinte vestibulaire. Pour rappel, le système vestibulaire fait partie de l’oreille interne. Il joue un rôle primordial dans le système multisensoriel de l’équilibre avec la vision et la somesthésie. Il est composé de cinq sous-unités, trois canaux semi-circulaires et deux organes otolithiques, le saccule et l’utricule, sensibles aux accélérations angulaires et linéaires, respectivement. Il est comparable à un capteur de mouvements qui détecte en temps réel la position et les changements de position de la tête, informations essentielles pour la stabilisation du regard et le maintien de la posture. Ces informations sont l’objet d’une intégration multimodale et multisensorielle complexe. Enfin, il ne semble pas qu’une zone corticale spécifique soit dédiée aux informations vestibulaires, mais plutôt que ces dernières sont projetées de façon multifocale et qu’elles contribuent à une multitude de fonctions cérébrales, selon des mécanismes qui restent encore relativement peu connus.1
L’insertion d’un faisceau d’électrodes dans la cochlée, quelles qu’en soient les modalités (directement via la fenêtre ronde ou par une cochléostomie), représente un risque de déficit vestibulaire, selon des mécanismes physiopathologiques encore mal connus. Il pourrait s’agir de facteurs mécaniques (l’insertion du faisceau, même faite avec la plus grande précaution, causant un «tsunami» dans l’oreille interne endommageant les cellules sensorielles) ou de processus inflammatoires.2 Une étude évaluant les symptômes vestibulaires au moyen de questionnaires3 montre que jusqu’à trois quarts des patients souffrent de vertiges ou de déséquilibre après une implantation cochléaire. La sévérité, la durée et le délai d’apparition des symptômes sont variables. Plusieurs études récentes témoignent d’un risque d’altération de la fonction vestibulaire atteignant jusqu’à 60% après l’implantation cochléaire.4 La sévérité du déficit va d’une diminution de la réactivité aux tests vestibulaires sans répercussion clinique jusqu’à une aréflexie (observée chez 10% d’un groupe d’enfants implantés).5,6
Une perte unilatérale subite de la fonction vestibulaire se traduit par la présence d’un nystagmus spontané, souvent accompagné d’intenses vertiges, de nausées et de vomissements. Elle est facilement détectable. Après la mise en place de processus centraux de compensation, les symptômes statiques, les plus dérangeants, régressent et le patient est rapidement remis sur pied. Il n’y a pas de conséquence majeure, le côté controlatéral continuant à fournir des informations de mouvement.
En cas de perte bilatérale de la fonction vestibulaire, le système nerveux central ne reçoit plus du tout d’information de mouvement provenant du système vestibulaire. Aucun processus de compensation ne permet de pallier ce manque. Les patients se plaignent principalement d’instabilité et d’oscillopsies (une illusion de mouvement de l’environnement visuel au moindre mouvement). Ils souffrent aussi d’autres troubles, comme ceux de l’orientation et de la navigation spatiale,7 des troubles dans la régulation de la tension artérielle lors de changement rapide de position,8 des émotions, de la mémoire, des capacités cognitives…9,10 et même de la personnalité.11 L’impact négatif sur leur qualité de vie est important12 et il n’y a actuellement aucun moyen de les traiter.13
Le but de cet article est d’évaluer l’atteinte vestibulaire résultant d’une implantation cochléaire chez nos patients et de discuter les possibles problèmes qui en découlent. Cette question est d’autant plus importante que, depuis le début des années 2000, une implantation cochléaire bilatérale est recommandée pour les enfants. Elle permet essentiellement une meilleure localisation des sons dans l’espace et compréhension du langage dans un environnement bruyant.14 La stratégie d’implantation varie selon les centres, soit simultanée, c’est-à-dire que les deux oreilles sont implantées dans le même temps opératoire, soit séquentielle, avec un intervalle aussi court que possible entre les deux implantations.
Une analyse rétrospective des tests vestibulaires effectués chez 265 patients, ayant reçu un implant cochléaire entre 1985 et 2013 dans le service, a été faite. N’ont été inclus que les patients ayant eu un bilan avant et après l’implantation, et dont le bilan vestibulaire préchirurgical était normal.
Les critères de normalité de la fonction vestibulaire étaient une moyenne de la vitesse maximale des phases lentes du nystagmus au test calorique ≥ 6°/s et un test de mouvements impulsifs de la tête enregistrés par un système vidéo (video Head Impulse Test, vHIT) normal, si disponible. Les critères d’aréflexie vestibulaire étaient une moyenne de la vitesse maximale des phases lentes du nystagmus au test calorique < 6°/s, et un vHIT pathologique (si disponible) et des potentiels évoqués myogéniques, vestibulaires, oculaires et cervicaux (o-/c-PEMV – Potentiels évoqués myogéniques vestibulaires) absents (si disponibles).
L’analyse a porté sur 50 patients (23 femmes et 27 hommes ; âgés entre 15 et 72 ans). Dans ce groupe, le taux d’aréflexie vestibulaire induite par l’implantation cochléaire était de 14%. Dans tous les cas, l’insertion du faisceau d’électrodes dans la cochlée avait été faite par une cochléostomie.
Nos données rétrospectives corroborent celles de la littérature. Le risque d’induire une aréflexie vestibulaire lors d’une implantation cochléaire se situe aux environs de 10%. Théoriquement, le risque d’induire un déficit bilatéral lors d’une implantation cochléaire des deux oreilles est donc d’environ 1%. Au vu des possibles conséquences, ce risque, même relativement faible, devrait être pris en considération et le patient en être informé. Il en va de même chez l’enfant. Chez lui, le développement moteur pourrait être significativement retardé pour les compétences psychomotrices de base (maintien de la posture, marche, etc.).15
Dans notre étude, ce risque est peut-être quelque peu surévalué, en effet, les tests vestibulaires ont probablement plus souvent été effectués chez les patients présentant des symptômes vestibulaires en postopératoire que chez les patients asymptomatiques. L’évaluation de la fonction vestibulaire consiste en des tests fiables et peu invasifs (tests caloriques, vHIT, test pendulaire et PEMV). Il nous apparaît clairement qu’ils sont trop peu pratiqués chez l’enfant. On entend souvent l’argument qu’ils sont difficiles à réaliser, alors que tout indique qu’ils peuvent parfaitement l’être même chez le tout petit enfant,16 à condition d’avoir le personnel compétent et le temps à disposition. Avant une première implantation, il est indispensable de détecter d’éventuelles atteintes vestibulaires préexistantes, qu’on retrouve chez 50% des enfants nés avec une surdité profonde, dont 5,5% présentant une aréflexie vestibulaire unilatérale.6 Dans de tels cas, une implantation du côté où la fonction vestibulaire est conservée est contre-indiquée. En cas d’implantation bilatérale, l’évaluation de la fonction vestibulaire, après la mise en place du premier implant, permet de contrôler si la fonction vestibulaire est conservée du côté déjà implanté avant de procéder à l’implantation du deuxième côté. Redisons-le, malheureusement les tests de la fonction vestibulaire ne se font pas encore partout et systématiquement, ni avant ni après l’implantation cochléaire.
Le bénéfice d’une réhabilitation auditive par l’implantation cochléaire chez le sujet sourd profond est indiscutable. Néanmoins, l’implantation d’un faisceau d’électrodes dans la cochlée peut abolir la fonction vestibulaire dans environ 10% des cas. L’implantation cochléaire bilatérale, dont l’indication est de plus en plus fréquente, comporte donc un risque de générer un déficit vestibulaire bilatéral. Celui-ci constitue un handicap majeur avec des conséquences négatives sur la qualité de vie et pour lequel il n’y a actuellement aucun traitement efficace. Les conséquences d’un déficit vestibulaire bilatéral total, acquis dans les toutes premières années de vie, sont encore très mal connues. Elles pourraient être multiples et difficiles à détecter au vu des très nombreux systèmes influencés par le système vestibulaire et au vu de ses projections corticales diffuses. Le suivi systématique de la fonction vestibulaire avant et après l’implantation cochléaire, ainsi que le choix d’une stratégie séquentielle en cas d’implantation bilatérale devraient permettre de minimiser les risques d’un déficit bilatéral.
Les auteurs remercient le Pr Jean-Philippe Guyot pour ses conseils et suggestions lors de la préparation du manuscrit.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
> Le risque d’aréflexie vestibulaire induite par l’implantation cochléaire est d’environ 10%
> Un déficit vestibulaire bilatéral engendre un handicap sévère, pour lequel il n’existe actuellement pas de traitement
> Un bilan vestibulaire avant l’implantation permet d’implanter le côté avec le vestibule le moins fonctionnel
> Une implantation bilatérale séquentielle, avec un bilan vestibulaire après la première implantation, permet d’éviter l’implantation du deuxième côté en cas d’aréflexie vestibulaire du côté déjà implanté