Cette année, l’actualité sur l’addiction concerne la psychopharmacologie autour de la controverse sur la prescription du baclofène pour diminuer le craving à l’alcool. Nous restons en attente de davantage de résultats issus d’études contrôlées.Le développement des smartphones pour accéder à des compétences de e-Health pose des questions sur l’évaluation de ces programmes. Malgré des résultats encourageants, il reste des questions ouvertes pour les cliniciens, notamment en matière de complémentarité avec les offres en clinique.Enfin, il faut rester à l’écoute des neurosciences translationnelles. En effet, des recherches ont montré que les populations addictes présentent un déficit clinique en matière d’empathie. Il en résulte un handicap dans les relations sociales. Ce déficit repose sur un manque à un niveau sous-jacent, concernant la capacité de changer de point de vue. Des perspectives de réhabilitation pourraient résulter de ces découvertes.
L’addictologie est une nouvelle science clinique interdisciplinaire. Elle est inscrite dans la boucle cerveau-esprit-culture. C’est pourquoi, nous ne serons pas étonnés de la retrouver cette année à trois niveaux d’actualité.
Tout d’abord, la controverse autour du baclofène nous oblige à recentrer les aspects scientifiques de la question psychopharmacologique parmi les enjeux médiatiques, politiques et économiques.
Ensuite, l’omniprésence des smartphones avec leur accès à l’internet de l’e-Health nous incite à réfléchir à la qualité des programmes proposés. Là aussi, la question de l’évaluation evidence-based se pose.
Enfin, l’addictologie avance avec les progrès des neurosciences, notamment translationnelles. Cette année, nous présentons une thématique alliant les neurosciences cognitives autour de la capacité de changer de point de vue, comme une capacité sous-jacente à un niveau supérieur, celui de l’empathie, elle-même nécessaire aux compétences sociales. Des perspectives de réhabilitation pourraient en être issues.
L’enregistrement du baclofène, en France, pour l’indication des «troubles liés à l’utilisation d’alcool» (TUA) sous la pression de certains groupes d’intérêt soulève des questions qui vont au-delà de celle de son efficacité validée scientifiquement. Sans entrer dans des considérations déontologiques relatives au rôle du médecin dans une éventuelle prise de position face à des lobbyistes, nous nous limiterons à la seule question des évidences scientifiques de son efficacité.
Le baclofène, dérivé lipophile de l’acide γ-aminobutyrique et ligand des récepteurs GABA-B, est largement prescrit à des doses de 30-75 mg/j dans le traitement de la spasticité. Le mécanisme d’action proposé pour le traitement des TUA est une modulation de ces récepteurs situés dans l’aire tegmentale ventrale. La première étude préclinique impliquant le baclofène pour le traitement des TUA date de 2000.1 Le baclofène a, par la suite, été testé et a prouvé son efficacité dans de nombreux modèles animaux.2
Dans une série de rapports de cas, le baclofène (75 à 400 mg/j, donc à des doses supérieures à celles utilisées contre la spasticité) a réduit ou supprimé la consommation d’alcool,2 observations confirmées dans au moins deux études ouvertes.
L’auto-expérimentation d’Olivier Ameisen, médecin, lui-même addict à l’alcool, avec des hautes doses de baclofène (270 mg/j), publiée d’abord dans un article scientifique3 et par la suite dans un best-seller,4 a provoqué une médiatisation sans précédent dans ce domaine, et une augmentation des ventes de 20% en France entre 2008 et 2010.5,6 Dans une enquête en ligne récente incluant 484 membres de la Société francaise d’alcoologie,6 75% d’entre eux ont déclaré avoir prescrit du baclofène à haute dose.
Certains des patients traités par de hautes doses de baclofène se sont rassemblés dans les associations de patients, faisant un fort lobbying pour obtenir l’approbation officielle.
En juin 2011, face à l’augmentation croissante de la prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM), estimant que le bénéfice du baclofène dans l’alcoolo-dépendance n’était pas démontrée, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) s’est d’abord opposée à sa prescription en publiant une mise en garde sur l’utilisation hors AMM du baclofène dans le traitement de l’alcoolo-dépendance, et ceci tant qu’une étude clinique n’aurait pas été effectuée. Puis, en avril 2012, devant de nouvelles données observationnelles montrant des bénéfices cliniques chez certains patients et malgré l’absence de preuves scientifiques de son efficacité, l’Afssaps a autorisé le lancement de deux études cliniques – en avril 2012 (Bacloville) et octobre 2012 (Alpadir).7
Mais quelles sont actuellement les évidences scientifiques à considérer dans cette discussion ? A ce jour, la plupart des études cliniques avec indication TUA ont utilisé une dose de 30 mg/j.6 A cette dose, les résultats d’efficacité du baclofène sont contradictoires : deux études italiennes montrent un avantage significatif par rapport au placebo,8,9 une troisième, réalisée aux Etats-Unis, n’a montré aucun effet sur la quantité consommée, le taux d’abstinence ou le craving.10 Une revue de la littérature plus récente arrive à la même conclusion sur l’insuffisance de preuves de son efficacité.11 En juin 2014, la Société française d’alcoologie émettait les mêmes consignes de prudence que l’Afssaps concernant les risques encourus et elle proposait de l’utiliser en dernière intention.7
En dépit de ce qui précède, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, qui remplace l’Afssaps) a émis, en mars 2014, une recommandation temporaire d’utilisation (RTU). Le remboursement par la Sécurité sociale a été accordé le 13 juin 2014.7
En conclusion, si la dose de 30 mg ne peut pas être considérée comme efficace pour l’indication, il faudra au moins attendre les résultats des deux études françaises (Alpadir et Bacloville – avec le baclofène à 180 et 300 mg/j, respectivement) avant de se prononcer quant à l’efficacité, en tenant compte de la toxicité rapportée à ces doses.
La récente apparition des applications mobiles pour smartphones s’est accompagnée d’une large dissémination de ces offres dans toutes sortes de domaines, dont celui de la santé. Le nombre d’applications disponibles relatives au diabète est, par exemple, passé de moins de 30 en 2009, à plus de 700 en 2013, certaines téléchargées plus de 500 000 fois.
Sur le site Appbrain, une recherche avec le mot clé «alcohol» ramenait, en septembre 2014, plus de 1900 applications.
L’important développement des offres commerciales contraste avec une évolution beaucoup plus lente des publications scientifiques relatives à celles-ci.1
En effet, la plupart des applications disponibles ne reçoivent pas d’évaluation de leurs effets et sont conçues sans tenir compte des évidences scientifiques actuelles. Cet état de fait questionne, comme c’est déjà le cas pour les sites d’information médicale via internet,2 la qualité de l’offre disponible et soulève la question de la régulation de ce marché ou d’une partie de celui-ci comme possible matériel médical.3
Dans différents domaines de la santé, de récentes études sur la qualité des applications accessibles au public montre qu’en général, celles-ci sont sans rapport avec la médecine basée sur les preuves, utilisent insuffisamment les concepts psychologiques associés à la promotion des changements de comportement et intègrent peu de technologies potentiellement utiles telles que celles relatives à l’«Ecological Momentary Assessment» (évaluations automatisées en milieu naturel) ou aux capteurs.4,5
C’est peut-être, pour ces raisons, qu’un quart seulement des applications téléchargées relatives à la santé est utilisé plus d’une fois par leurs consommateurs.
Des études de contenu de plusieurs centaines d’applications relatives à l’alcool, trouvées sur Android Google Play et sur Apple iTunes, ont conclu que la majorité d’entre elles étaient des formes d’incitation à la consommation d’alcool, qu’une autre partie importante offrait une estimation de l’alcoolémie et qu’une plus petite part offrait une aide par rapport à l’addiction à l’alcool.6,7 Les applications permettant de calculer l’alcoolémie s’avéraient en majorité peu fiables, le plus souvent parce qu’elles n’utilisent pas toutes les données requises à son estimation.6
Parallèlement à ces observations générales du marché des applications, différents groupes développent des applications en y intégrant une démarche scientifique.
L’une d’entre elles (Alcohol Comprehensive Health Enhancement Support System : A-CHESS) a fait l’objet d’une étude randomisée contrôlée.8 L’intervention, conçue comme un complément au traitement usuel ambulatoire, a été évaluée auprès de personnes avec une dépendance à l’alcool inclues après leur sortie d’un milieu résidentiel. L’étude, prolongée sur douze mois, a comparé le traitement usuel associé à l’application pendant huit mois versus le traitement usuel seul. Les patients attribués à l’A-CHESS ont rapporté significativement moins de jours de consommation à risque que les patients dans le groupe contrôle et avaient un plus important taux d’abstinence à huit et douze mois.
A-CHESS vise à maintenir la motivation au changement, à offrir un support face aux situations à risque de rechute et propose une forme de support social.
Elle inclut :
Dans le modèle A-CHESS, un thérapeute peut consulter l’évolution du patient en ayant accès à des données de l’application, et ainsi en discuter avec lui. Il reçoit par ailleurs une alerte si le score obtenu lors de l’évaluation hebdomadaire est au-dessus d’un seuil critique.
Dans le cadre de son étude de validation, l’application a été utilisée dès la première semaine par plus de 90% des patients attribués à ce groupe et son utilisation s’est poursuivie à des taux importants, en particulier pour les fonctions de support social (autour de 70%), jusqu’à la fin du traitement.
Un autre modèle d’applications pour l’addiction à l’alcool (Location Based Self Administered Intervention System For Alcohol Use Disorder : LBMI-A) a récemment été décrit.9 Une des principales différences est d’être conçu pour être utilisé par la personne seule. L’application cible, de ce fait, en particulier les personnes qui ne viendraient pas consulter. Elle offre une auto-évaluation suivie d’un feeedback, l’identification des localisations et situations à risque avec des propositions de stratégies, un support social associé à des instructions proposées aux aidants, un entraînement à la résolution de problèmes et des formes d’encouragement aux activités plaisantes.
Ces applications reprennent une partie de l’évidence scientifique et du savoir-faire issus du développement des sites internet de traitement des addictions.10 Les deux principaux ajouts à ce jour sont la combinaison de la géolocalisation avec des messages ciblés et certaines interactions dans le milieu de la personne.
Les technologies liées aux smartphones et celles qui peuvent y être associées (par exemple, capteurs d’activité physiologique) offrent des opportunités d’aide des personnes dans leur milieu naturel que ne permettaient pas les sites internet classiques et qui restent encore insuffisamment explorées.
Les premiers résultats décrits ci-dessus encouragent ces développements et invitent à des nouveaux développements.
De nombreuses questions restent à explorer telles que : quels sont les éléments qui favorisent l’utilisation d’une application médicale ? Quelles applications répondraient le mieux aux besoins des usagers potentiels ? Quel serait l’apport des applications auprès des personnes ne consultant pas les services de soins (avec quel impact sur l’utilisation de ces services) ? Quels pourraient être les apports de ces offres comme complément aux offres cliniques standards et sous quelles formes ? Faut-il proposer des applications généralistes (comme celles décrites ci-dessus, reproduisant de manière électronique les modèles de traitement de l’addiction) ou des applications très spécifiques (entraînant des compétences très particulières) ? Faut-il aller vers l’entraînement des personnes ou vers d’autres formes de soutien dans le milieu ?
Les réponses à ces questions seront probablement nuancées et enrichies par de très prochaines études.
En langue française, les applications «Alcooquizz» et «Stop-Alcool», développées en Suisse romande, intègrent une approche scientifique dans leur conception et pourraient contribuer à éclairer certaines de ces questions à l’avenir.
Des études récentes montrent que les personnes souffrant d’addiction aux substances (alcool, cocaïne, héroïne, métamphétamine) ont un niveau d’empathie significativement plus bas que celui relevé dans une population comparable mais ne souffrant pas d’addiction.1–4 Dans une étude, que nous avons menée au Service de psychiatrie communautaire du CHUV à Lausanne, nous avons observé que ceci est également vrai dans le cas des addictions comportementales, comme le jeu excessif.
L’empathie est généralement définie comme la capacité de l’être humain à réagir aux expériences d’autrui en partageant son état émotionnel et en adoptant son point de vue. L’intérêt que porte la recherche médicale et psychologique à l’étude de l’empathie tient au rôle central qu’elle joue dans la création et le maintien des relations sociales.5 L’empathie permet en particulier d’anticiper les attitudes et les intentions d’autrui et, partant, de pouvoir coordonner rapidement ses propres actions avec celles d’autrui. Un dysfonctionnement au niveau des capacités empathiques s’exprime par la difficulté de l’individu à s’adapter à son environnement social et aboutit fréquemment à une véritable désocialisation de la personne atteinte. Ce phénomène de carence empathique a déjà été observé dans des populations souffrant de pathologies psychiatriques comme la dépression, la schizophrénie, l’autisme et la psychopathie.6
Il y a aujourd’hui un consensus autour de l’idée que l’empathie est une construction multidimensionnelle7 constituée de composantes affectives et cognitives qui interagissent entre elles. La capacité à éprouver de l’empathie repose dans un premier temps sur l’activation de processus de bas niveau, non conscients, qui s’expriment par un mimétisme des expressions faciales ou posturales et par un partage émotionnel.6 Ces mécanismes interagissent ensuite avec des processus de plus haut niveau, cette fois conscients, qui permettent d’opérer un changement de point cognitif essentiel à la bonne compréhension de l’expérience mentale de l’autre. Des boucles de rétroactions entre les processus émotionnels et cognitifs sont ensuite activées. Pour qu’une action altruiste éventuelle puisse ensuite être décidée, il est indispensable que l’individu puisse réguler ses processus émotionnels au risque d’aboutir à un simple effet de contagion émotionnelle. Si ses mécanismes cognitifs sont déficitaires, d’une part la régulation émotionnelle ne pourra pas se faire efficacement et d’autre part, l’individu n’aura accès qu’à une compréhension égocentrée de la situation sociale, rendant ainsi ses réactions inadaptées.
Que pourrions-nous donc faire pour réhabiliter des capacités empathiques déficitaires ? Nous savons que le processus empathique implique une délocalisation mentale de sa propre position (égocentrée) vers celle de l’autre (hétérocentrée).8–10 En s’inspirant de l’approche d’endophénotypage en psychiatrie,11 nous avons décidé d’isoler une composante cognitive de base de l’empathie, la capacité à changer de point de vue visuospatial. Nos premières analyses suggèrent qu’effectivement les capacités à changer de point de vue visuospatial prédisent les capacités d’empathie des sujets. Nous mettons actuellement au point un programme d’entraînement cognitif qui vise à améliorer les capacités visuospatiales en monitorant les répercussions au niveau de l’expression du phénotype empathique.
Cette année, l’actualité sur l’addiction concerne la psychopharmacologie autour de la controverse sur la prescription du baclofène pour diminuer le craving à l’alcool. Nous restons en attente de davantage de résultats issus d’études contrôlées.Le développement des smartphones pour accéder à des compétences de e-Health pose des questions sur l’évaluation de ces programmes. Malgré des résultats encourageants, il reste des questions ouvertes pour les cliniciens, notamment en matière de complémentarité avec les offres en clinique.Enfin, il faut rester à l’écoute des neurosciences translationnelles. En effet, des recherches ont montré que les populations addictes présentent un déficit clinique en matière d’empathie. Il en résulte un handicap dans les relations sociales. Ce déficit repose sur un manque à un niveau sous-jacent, concernant la capacité de changer de point de vue. Des perspectives de réhabilitation pourraient résulter de ces découvertes.