«Dites-moi, quand vous éteignez la ventilation mécanique, vous, vous ne pensez pas que vous tuez votre patient ?» J’étais il y a quelques temps à Addis-Abeba, dans un hôpital qui venait d’ouvrir ce qui était sans doute son premier véritable service de soins intensifs. Une douzaine de lits flambant neufs, flanqués des mêmes sonneries en ding ding tut des ventilateurs que ceux d’ici. Autour des lits, un soin méticuleux. Même la poussière du bâtiment y était mieux nettoyée qu’ailleurs.
Ce service, dans cette ville, cette année, c’était la crête d’une vague impressionnante. L’ascenseur économique se sentait partout. Dehors, on construit des bâtiments, des transports en commun, des hôpitaux, publics et privés. Dans ces hôpitaux, des technologies qui ne l’étaient pas deviennent disponibles. Et soudain, deviennent présentes aussi les questions qui les accompagnent. Comment on allume, comment on éteint, tout cela se trouve dans le mode d’emploi. Comment on décide d’allumer, ou d’éteindre, voilà un chapitre éthique classique. Un volet du mode d’emploi aussi que cela.
Observer nos collègues à ce moment-là, sous l’angle de l’éthique médicale, ça a quelque chose du voyage dans le temps. Voici des collègues qui ont appris la médecine, comme nous, qui désormais apprennent à employer la ventilation mécanique et le soutien fonctionnel, comme certains d’entre nous, et qui n’ont pas encore appris à l’interrompre. Comment l’auraient-ils fait ? Cette technologie est ici comme le premier pas vers la possibilité de l’excessif. Tant que l’on n’a que le strict nécessaire, et encore, les difficultés associées aux limites de la médecine revêtent un autre visage. Lorsque l’on a, on fait ; lorsque l’on n’a pas, on se bat pour avoir et parfois on pleure. L’éthique médicale est celle de la pénurie. Elle porte sur nos devoirs envers les personnes malades alors que l’on ne peut pas faire tout ce que l’on devrait.
Voilà qu’un beau jour arrive une technologie qui parfois sauve la vie et parfois la prolonge au-delà du supportable ; portant comme en elle-même la nécessité de savoir l’éteindre lorsque que l’on sait l’allumer. L’éthique n’est pas un mode d’emploi comme un autre. Les modes d’emploi ordinaires portent sur l’usage de l’appareil, partout. L’éthique, elle, porte sur le bon usage d’une technologie une fois déployée dans un contexte particulier. «Que veulent vos patients lorsqu’ils vont mourir, et comment vos hôpitaux aident-ils ou empêchent-ils cela ?» leur avons-nous demandé. Pays après pays, les professionnels de la santé se focalisent sur les interventions, les patients sur la trame biographique de leur fin de vie, l’identité qu’ils laisseront après eux. Les considérations des patients ne sont cependant pas identiques partout. Comment déployer cette technologie ici afin qu’elle soutienne les besoins des personnes et ne les entrave pas ? L’éthique comme mode d’emploi du déploiement, plutôt que de la technologie considérée «hors sol».
En médecine, ce sont nos patients qui finissent par nous apprendre cela. La leçon de nos collègues fut particulièrement rude car c’est une personne de leur équipe qui fut victime d’une hémorragie cérébrale massive durant la semaine de notre cours. «Dans notre culture, il n’y a pas le concept de la mort cérébrale…». Dans la nôtre non plus, avant que la possibilité de maintenir la circulation après la mort du cerveau ne le rende pertinent. La semaine s’est ouverte autour d’une salle de séminaire et s’est close autour d’un tombeau. C’était comme si l’on entendait une page se tourner.