Prenez le médecin de base. Petit entrepreneur – ou employé dans une entreprise collective, ou coincé dans un vaste système hospitalier – il bricole des soins avec une technologie souvent moderne, mais appartenant à une espèce déjà ancienne. Il se tient la plupart du temps au courant des avancées de la science. Mais il travaille selon des rites qui datent du milieu du vingtième siècle. Impossible pour lui de faire autrement : il est payé pour suivre ces rites. Les contrôles administratifs l’empêchent de faire le moindre pas de côté, d’innover au cœur de son métier. Or, il sent, ce médecin de base, que les changements qui s’annoncent de toute part sont d’un ordre nouveau. Il sait qu’il va lui falloir repenser les fondations de sa pratique. Les adapter à de nouvelles réalités où la technologie bouscule non seulement la médecine, mais la sociologie et même l’anthropologie dans lesquelles elle exerce. Car la science embarque avec elle les visions du monde et les mythes.
Deux grands courants technologiques touchent la médecine contemporaine. En dessus des médecins, les coiffant de nouveaux savoirs complexes, il y a les technologies de pointe, directement liées à la recherche fondamentale, qui mènent la médecine dans une sophistication d’un degré inédit. En dessous et autour d’eux, se déployant encore plus vite que le mouvement d’en haut, arrivent les technologies de la miniaturisation et du réseau. C’est le monde du «mobile health», autrement dit de tous les systèmes et dispositifs captant des données corporelles et reliés au smartphone de chaque individu. La révolution, ici, ne repose pas sur de nouvelles approches, mais sur le fait que la médecine, avec ses outils jusque-là réservés aux professionnels, se jette dans les bras des patients.
Ces deux mouvements de la science médicale, aussi différents soient-ils, évoquent comme but et comme justification l’avènement d’une médecine personnalisée. Bien sûr, ce but fait sens. Mais en même temps, il traduit une mode : au-delà du progrès, c’est le «soi-même enfin au cœur des soins», le narcissisme transcrit dans la santé, qui enthousiasme.
La médecine se personnalise d’ailleurs d’une autre manière : elle se poepolise. Les chercheurs, les entrepreneurs, les ultra-spécialistes des nouvelles technologies deviennent des stars dont les mérites découlent de leurs «victoires» dans la bataille contre telle ou telle maladie. C’est l’innovation qui a droit aux lumières de l’actualité, non la gestion du quotidien. Les médecins généralistes font figure de tâcherons du système, dont les médias ne parlent guère que pour évoquer leur pénurie. De la même manière, d’ailleurs, que le mainstream informationnel a tendance à ignorer la réalité des patients qui souffrent, qui sont angoissés, vulnérables, ceux pour lesquels la technologie n’a rien – ou plus rien – à offrir.
Avec un enthousiasme un peu exagéré, mâtiné d’un puissant esprit de croisade, un éditorial du JAMA de la semaine passée1 annonce des progrès de la médecine (d’en haut) si fondamentaux que, dit-il, une série d’articles leur sera consacré au cours de l’année. En guise de mise en bouche – et pour éclairer l’esprit des médecins que «les débats économiques et politiques» ont rendus «ignorants des avancées dans les sciences» – l’éditorial égraine les nouvelles disciplines à connaître : biologie moléculaire, génomique, génies cellulaire et tissulaire, médecine régénérative, protéomique, bioengineering, imagerie biologique, informatique. Chacune apporte un nouvel ensemble de possibles, «accélère le tempo de la recherche» et ouvre les portes «des révolutions de la médecine personnalisée».
Mais aussi importantes soient-elles, les révolutions promises par ces nouvelles disciplines ont peu de chances de se montrer aussi radicales que celle de la santé liée aux smartphones. Là, c’est vraiment du upside down, ou plutôt du «sujet au centre et tout le reste autour». Et nous n’en sommes qu’aux prémices. La mobile health va changer le concept même de santé. Elle ne se contentera pas d’apporter un petit plus, quelques données issues de dispositifs qui auront enregistré le poids, le pouls et l’activité physique. Non : le patient, et même tout individu moderne, est en passe de s’hybrider avec des dispositifs de surveillance continuelle, qui produiront des données en quantité et des interprétations, des propositions d’action et de traitement.
Savez-vous qu’existent déjà des mini-systèmes d’ECG à brancher sur un smartphone, capables de vous proposer le cas échéant un diagnostic ? Idem pour des dermatoscopes, ou de petits appareils à ultrasons qui se branchent sur les smartphones, ou des stéthoscopes, ou encore des dispositifs capables de produire des rayons X. Dans le domaine des tests, de petites centrales sont capables d’analyser l’urine ou le sang. D’ici quelques années, plus rien de ce qui faisait l’outillage technique du médecin praticien ne lui sera encore spécifique.
Sans compter la grande nouveauté que représente la surveillance continue. Des lentilles de contact sont capables de suivre la glycémie en temps réel, des vêtements intelligents peuvent contrôler quantité de paramètres, comme la température et la composition de la sueur. Des capteurs de données extérieures, comme la radiation, la pollution de l’air, ou des révélateurs de pesticides dans les aliments, sont aussi annoncés pour bientôt. Les premières puces directement implantées dans le corps annoncent un contrôle permanent de tous les organes.
Pour les médecins, le moment est venu de sortir du statut dans lequel ils se trouvent enfermés. Mais pour quel autre rôle ? La première erreur serait de vouloir s’opposer à l’évolution technologique. Elle est contenue dans l’aventure humaine. Elle traduit l’envie de comprendre et celle d’humaniser le monde.
La seconde erreur serait d’imaginer que la technologie avance selon des raisons complètement obscures, ou que ses progrès sont simplement pilotés par les besoins de la population ou laissés à la liberté des chercheurs. Un immense marché se constitue autour des nouvelles possibilités de consommation de santé. Et la stratégie des acteurs de ce marché est d’imposer la nouveauté technologique à la population : de créer le besoin en même temps que le dispositif à consommer. Le mobile health est avant tout promu par de nouveaux géants de l’économie mondiale, qui sont aussi devenus d’immenses producteurs de «culture» et d’idéologie.
Aux médecins revient de produire une contre-culture technologique, une approche dont la base soit les besoins réels des individus souffrants, conçus comme des sujets libres.
Les grands courants technologiques agissant en santé s’affichent comme «médecine personnalisée». Mais en réalité, ils n’apportent qu’une individualisation. La personnalisation, c’est autre chose. C’est traduire les données concernant un patient à la lumière de ce qu’il est en tant que personne, avec sa vision du monde et son système de valeurs. Rôle que les médecins ont toujours joué. Mais c’est désormais à contre-courant qu’ils doivent l’exercer, dans des systèmes où l’autorité est donnée aux algorithmes.
La spécificité du médecin est bien sûr de l’ordre de la relation, de l’écoute, de la compassion. Mais elle est aussi dans la promotion d’une littératie en santé : d’une compréhension large qui permette aux patients de rester libres face aux nouvelles possibilités de santé qui envahissent leurs vies. Rien n’importe autant que de dévoiler les mythes sous la science. Utiliser les meilleures technologies, certes, mais comme maître et non comme serviteur. Pas de rôle médical plus nécessaire que de pratiquer un méta-regard et une pensée critique.