Des travaux suggérant que le cannabis puisse agir au niveau de certains symptômes de la sclérose en plaques (SEP), voire même avoir des potentialités dans le domaine de la neuroprotection, ont réveillé l’intérêt scientifique pour cette plante, par ailleurs millénaire. Les patients s’intéressent à l’accessibilité des produits et les médecins s’interrogent sur leur réelle efficacité. Ce court article propose un bilan des connaissances actuelles concernant l’historique, le potentiel thérapeutique – réel ou imaginaire – des cannabinoïdes dans le traitement de la SEP, sachant qu’au moins 15% des personnes concernées en consomment illégalement.1
Une enquête publiée en 1996 rapportait déjà que les personnes atteintes de SEP fumaient du chanvre principalement pour réduire les spasmes musculaires, calmer les douleurs et endiguer les mictions impérieuses dont ils souffraient.2 Depuis, plusieurs études contrôlées ont pu confirmer ces données et d’autres travaux nous ont permis de saisir par quels mécanismes ces actions thérapeutiques sont possibles.3 Finalement aujourd’hui, vingt ans plus tard, tout médecin en Suisse peut, pour son patient souffrant de SEP, prescrire soit un spray, soit une teinture contenant un savant mélange de delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) et de cannabidiol (CBD), les deux composantes principales de la plante. Idéalement, la première dose ne devrait pas dépasser l’équivalent de 2,5 mg de THC.
A ce sujet, il faut savoir que : tandis qu’une simple ordonnance sur carnet à souche suffit pour prescrire le spray Sativex pour un cas de SEP, pour la prescription d’une préparation magistrale (teinture de cannabis, solution de dronabinol, huile de cannabis ; cf. synopsis tableau 1) une autorisation exceptionnelle pour une application médicale limitée doit être demandée auprès de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). La même procédure est nécessaire pour des indications «off label» telles que des douleurs chroniques, des crampes musculaires chez des médullo-lésés ou des migraines. Le tableau 2 résume les éléments qu’une telle demande devrait contenir. Les coûts du traitement ne sont pas obligatoirement pris en charge par l’assurance de base, mais cela vaut toujours la peine de faire une demande écrite pour une prise en charge !
Le chanvre (Cannabis sativa) compte parmi les plantes les plus anciennes cultivées par l’homme. Originaire de l’Asie centrale, elle pousse aujourd’hui dans la plupart des régions tempérées et tropicales du monde entier. Son agent principal est le THC, surtout présent dans la résine, dans les extrémités fleuries des pieds femelles et, en moindre concentration, dans les feuilles. La résine peut contenir jusqu’à 25% de THC, tandis que les teneurs en THC de la marihuana (herbe), des feuilles séchées et des extrémités fleuries de la plante varient de 2 à 25% selon la provenance de la plante. La forme synthétique du THC est appelée dronabinol.
La découverte, dans les années 90, tout d’abord de récepteurs spécifiques aux cannabinoïdes (CB1 et CB2) et plus tard d’un ligand endogène, l’anandamide, qui interagit avec ces récepteurs, a contribué à stimuler la recherche dans ce domaine.4 Les CB1 sont surtout présents dans le système nerveux central, notamment dans la moelle épinière, le cortex cérébral, l’hippocampe, l’hypothalamus, les ganglions de la base, le cervelet et l’hippocampe. Cette répartition explique les différents effets du cannabis. La détérioration de la mémoire résulte dans son action sur l’hippocampe, une structure essentielle pour la formation des souvenirs. C’est par son action sur la moelle épinière qu’il abaisse le seuil de la douleur et qu’il réduit les contractions musculaires liées à la spasticité. Une partie des effets antinociceptifs centraux semble due à la modulation de l’activité du système inhibiteur descendant. Au niveau spinal, les CB1 sont efficaces pour inhiber la transmission des fibres nociceptives de petit diamètre, et ils diminueraient la libération de neurotransmetteurs tels que la substance P, responsable de la transmission de la douleur. Son action sur le tronc cérébral empêche les nausées. Finalement, son action sur l’hypothalamus stimule l’appétit et favorise la prise de poids. Le tableau 3 résume les différentes propriétés thérapeutiques des deux cannabinoïdes principaux contenus dans la plante.
Contrairement aux autres neuromédiateurs solubles stockés dans de petites vésicules en attendant d’être libérés par un neurone dans les synapses, les endocannabinoïdes sont des lipides qui sont rapidement synthétisés à partir des membranes neuronales. Par un mécanisme récemment élucidé, appelé SID (suppression de l’inhibition de la dépolarisation), les cannabinoïdes ont le pouvoir de moduler l’intensité d’un signal arrivant sur le neurone postsynaptique en se fixant sur le neurone présynaptique et en empêchant la libération d’un neurotransmetteur inhibiteur tel le GABA par exemple.5 Ce «rétrocontrôle» subtil permettrait une modulation fine de l’activité nerveuse. Ces données fondamentales démontrent que les cannabinoïdes ou leur carence pourraient avoir un rôle dans certaines pathologies.
L’augmentation du tonus musculaire dans la SEP et les spasmes qu’elle entraîne font partie des symptômes les plus pénibles de la maladie. Leur traitement fait appel à la physiothérapie et à des médicaments, mais il n’est pas systématiquement efficace.6 Les témoignages de patients signalant que le cannabis pouvait atténuer les spasmes douloureux ont incité des chercheurs à effectuer des études cliniques contrôlées par placebo afin d’évaluer l’effet du cannabis. En 2001, parallèlement à la grande étude britannique conduite chez 630 patients,7 l’auteur a pu effectuer une étude avec le Cannador (capsule contenant du THC) en Suisse chez 50 patients atteints de SEP et traités à la clinique de réadaptation de Montana.8 A la fin de ces deux études, les patients qui avaient reçu le traitement actif n’ont pas manifesté de preuves objectives quant à l’efficacité du traitement sur la spasticité, selon les résultats mesurés au moyen d’une échelle normalisée (Ashworth). Toutefois, les participants traités ont noté une amélioration de leur mobilité et ont eu aussi le sentiment d’une réduction de l’intensité de la douleur et disaient avoir mieux dormi.
Appliqué sous forme de spray administré sous la langue, un extrait de cannabis est commercialisé par la firme anglaise GW Pharmaceutical sous le nom de Sativex. Les premières études publiées ont montré l’effet bénéfique de ce spray sur des douleurs neurogènes9 ainsi que sur les urgences mictionnelles.10 Suite à ces résultats, le gouvernement canadien a autorisé dès 2005, à titre provisoire, la vente en pharmacie de cette substance sur ordonnance médicale. L’ acceptation du spray, par Swissmedic en 2013 et dans d’autres pays comme l’Allemagne en 2012 déjà, est basée principalement sur une grande étude ayant inclus 572 sujets.11 Les quatre premières semaines, les patients ont été traités avec l’extrait de cannabis, en double aveugle. Ceux dont la spasticité s’était améliorée de 20% ou plus, ont poursuivi, pendant douze semaines l’essai contrôlé randomisé en double aveugle vs placebo. Le Sativex a significativement réduit la spasticité. Les effets secondaires aux doses thérapeutiques sont rares : les plus fréquents sont une sécheresse de la bouche, des rougeurs au niveau des yeux, une somnolence, une tachycardie, une hypotension ou des vertiges.
Finalement, des études récentes suggèrent que les cannabinoïdes pourraient avoir un effet neuroprotecteur dans l’encéphalite auto-immune expérimentale (EAE), un modèle animal de la SEP. Ainsi, des souris dépourvues de récepteurs CB1 développent plus facilement une EAE et des lésions axonales. Le cannabis pourrait donc ralentir les processus de dégénération neurologique dans la SEP. Toutefois, l’étude CUPID (Cannabinoid Use in Progressive Inflammatory Brain Disease) mise en place pour voir dans quelle mesure l’administration de cannabis ralentissait la progression de la SEP n’a, hélas, pas montré d’effets positifs.12
Même si le THC n’est certainement pas grevé de tous les risques qui lui sont actuellement attribués, il ne faut pas minimiser ses effets potentiels – réversibles, il est vrai – sur les fonctions cognitives et psychomotrices. L’aptitude à conduire peut être diminuée immédiatement après la prise de cannabis, et l’absorption prolongée de hautes doses de THC diminue les performances cognitives. Pour contourner justement ces effets (indésirables) psycho-actifs, qui sont le facteur limitant de l’administration de THC à très hautes doses, la recherche se concentre actuellement sur l’activation des cannabinoïdes endogènes, non psycho-actifs à doses physiologiques, ce qui devrait être possible par des substances inhibant la dégradation des endocannabinoïdes, tout comme pour les antidépresseurs, comme ce qui se fait par exemple pour la sérotonine.
Le fait que les études publiées à ce jour aient surtout montré des bénéfices subjectifs a fait dire à certains que les améliorations étaient le fruit d’un effet cognitif, donc imaginaires. Il n’en demeure pas moins que nos connaissances grandissantes concernant les récepteurs, le système cannabinoïde, les neurotransmetteurs et les ligands endogènes vont peut-être nous faire découvrir des potentialités thérapeutiques insoupçonnées, ce qui fait dire à d’autres que le cannabis pourrait être l’aspirine du XXIe siècle. Pour terminer, il ne faut naturellement pas s’attendre à ce que les patients souffrant d’une SEP rient et dansent de joie après avoir pris du THC, comme les Scythes dont parle Hérodote. Mais la vente libre de cannabis à des fins thérapeutiques, comme c’est déjà le cas aux Pays-Bas et dans certains Etats américains, pourrait par contre aider les patients atteints d’une SEP à vivre avec moins de spasmes et en dépensant moins, étant donné que les caisses maladie ne prennent pas toujours en charge les frais du spray ou des gouttes de cannabis.