C’est volontiers que, répondant à la demande des organisateurs, je me suis retourné sur quelques étapes de mon évolution face aux personnes buvant trop. Force est de conclure que ce qui s’applique pour la médecine en général vaut encore plus dans ce domaine particulier : rien n’est jamais acquis.
«Pensez-vous que nous puissions faire quelque chose d’utile pour cette patiente dans cet hôpital ? Moi je ne le pense pas.»
Pr Julian Ajuriaguerra, psychiatre A propos d’une patiente alcoolo-dépendante sujette de mon examen final en 1974C’était la période des études, des examens et des débuts dans la vie hospitalière. Je ne me souviens pas d’un seul cours reçu, pré ou postgradué, qui fut consacré à la personne dépendante de l’alcool. Nous faisions l’apprentissage d’une liste impressionnante de maladies liées à ce toxique mais derrière lesquelles cette personne n’apparaissait pas. De mauvais souvenirs de garde dans les étages ou en service d’urgences et bien peu d’intérêt pour une condition qui touche un patient sur quatre ou cinq dans les services de médecine.1 Mais, rétrospectivement, cette première leçon prémonitoire, accordée par le Pr Ajuriaguerra : en matière d’alcoolisme, l’illusion de toute puissance médicale s’évanouit.
«Qu’est-ce qu’un interniste comme toi va faire chez les dépressifs et les alcooliques ?»
Dr Bernard Bouchardy, 1981«Bonjour, je m’appelle Ferdinand et je suis un alcoolique…»
Monsieur Ferdinand, 1980La Clinique genevoise de Montana (CGM), dont j’ai été médecin-chef entre 1982 et 1993, a reçu, de tous temps, une sérieuse proportion de patients réputés difficiles et mal préparés à gérer leur maladie à domicile. La prévalence de l’alcoolo-dépendance y est, effectivement, élevée. Fallait-il, dans l’habit d’un gendarme, se limiter à réprimer quelques «cures d’intoxication» dommageables pour l’image de soi et pour celle de l’hôpital confié ? J’ai fait le choix de pallier un manque de formation certain pour redevenir un soignant. Ça a été la découverte des associations de prévention ou de malades rétablis auxquelles je dois beaucoup. Le coup de poing, aussi, d’un premier témoignage d’Alcoolique Anonyme, encaissé trop tardivement dans mon parcours professionnel. Et, du côté de Lausanne, une lueur. Deux jeunes collègues, l’un, futur professeur de psychiatrie, le Dr Jacques Besson, l’autre, futur patron des urgences au CHUV, le Dr Bertrand Yersin, publiaient ensemble sur le sujet. L’ alcoolisme était passé, à mes yeux, de maladie honteuse à noble sujet académique. Au moment de mon départ, et alors que le Dr Bernard Krähenbuhl empoignait le sujet en métropole genevoise, créant, avec la bienveillance du Pr Hans Stalder, la première unité d’alcoologie du Département de médecine, la CGM s’était déjà imposée comme un lieu de compétence en la matière.
«Avec l’âge, ni les occasions, ni les raisons de boire ne diminuent.»
Dicton populaire alcoologiqueLe moment venu, en 1993, de me confronter avec la médecine des personnes très âgées ou très malades, je pensais devoir faire mon deuil du travail auprès de personnes souffrant à cause de l’alcool. Quelle erreur ! Pour celui qui sait le suspecter, le quotidien des personnes âgées est parfois bien imbibé. Les aides à domicile nous le rappellent mieux que les gériatres que j’ai découverts (gageons qu’ils ont fait des progrès depuis) très aveugles au problème. Dommage, car l’alcoolisme tardif, souvent secret, fortement culpabilisé, est particulièrement accessible à des propositions thérapeutiques.2
«Docteur, trop c’est combien ?»
Question posée lors d’une conférence publique«Docteur, j’ai découvert sur internet un médicament dont vous ne m’avez jamais parlé»
Une épouse de patient gravement alcoolique bien avant 2008 et un livre-témoignage du Dr Olivier AmeisenLe médecin de famille est en première ligne pour identifier un problème lié à l’alcool, et il conviendrait que chacun d’entre nous soit au clair avec sa propre consommation et réserve une porte d’entrée sur ce sujet lors des consultations. Il faut, au bénéfice d’une stratégie de repérage systématique et de propositions thérapeutiques rationnelles, une boîte à outils, que nous entrouvrirons.3,4
L’ un de ces outils est un nouveau médicament qui fait beaucoup parler de lui : le baclofène (Lioresal).5–8 Au moment où cet article est rédigé, la communauté scientifique ignore encore s’il s’agit d’un formidable placebo ou si l’on tient un vrai médicament contre le besoin impérieux d’alcool. Les résultats d’études rigoureuses sont imminents et nous en saurons déjà beaucoup plus lors du congrès. L’apprentissage continue !